Pourquoi les unions budgétaires se font toujours dans l'urgence

L'union budgétaire peut être un bon frein à la dette des Etats. Le seul problème, c'est qu'elle ne peut être mise en place que dans l'urgence, quand les États se sentent menacés. Explications de Harold James et Jennifer Siegel.
Harold James. PROJECT SYNDICATE

L'unification budgétaire est souvent un moyen efficace d'améliorer la solvabilité des parties prenantes et peut également créer un nouveau sentiment de solidarité entre les différents peuples qui occupent une vaste zone géographique. Les Européens se sont pour cette raison souvent tournés vers le modèle des Etats-Unis. Mais ils ne sont jamais parvenus à l'imiter, parce que leurs raisons pour constituer une union ont été trop variées.

Les pays aux abois jugent souvent que de telles unions sont l'issue la meilleure à une situation d'urgence. En 1940, Charles de Gaulle avait avancé l'idée d'une union franco-britannique, que Winston Churchill a acceptée, face à la menace nazie qui avait déjà submergé la France.

Tirer parti de la mise en commun du passif de la dette

En 1950, cinq ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, le premier chancelier allemand, Konrad Adenauer, proposait également une union - cette fois-ci entre la France et l'Allemagne - pour sortir son pays vaincu de la crise existentielle qu'il traversait. L'unification politique fut rejetée à l'époque, mais le partenariat économique a prospéré pendant plus de six décennies - jusqu'à aujourd'hui.

L'idée fondamentale qui sous-tend une union budgétaire est que les pays les plus pauvres et les moins solvables peuvent tirer parti de la mise en commun du passif de la dette avec les pays plus riches. L'une des plus fascinantes propositions dans ce sens est intervenue au début de la Première guerre mondiale, lorsque l'empire russe découvrit que ses capacités limitées d'emprunt sur les marchés de capitaux et ses faibles réserves de change ne lui permettaient pas de mettre sur pied une force militaire digne de ce nom.

Pas d'union bancaire possible entre des systèmes politiques trop différents

Le gouvernement russe a donc proposé à la France et à la Grande-Bretagne d'adopter ce qui aurait constitué une union budgétaire complète en matière de finances liées à la guerre. La France se rallia à cette idée parce que sa capacité d'emprunt était moindre que celle de la Grande-Bretagne. Les Britanniques souhaitaient quant à eux gagner la guerre, mais pas au point d'accepter un passif illimité pour les dettes encourues par les gouvernements russe et français.

En réalité, une union budgétaire entre des systèmes politiques aussi différents n'aurait pas fonctionné. Un régime autocratique ou corrompu a de bonnes raisons de dépenser de façon à en faire profiter l'élite. Ces raisons augmentent lorsqu'il a accès aux ressources d'un État gouverné de façon plus démocratique et dont les citoyens acceptent de payer des impôts (et donc de rembourser toute dette future) parce qu'ils contrôlent également le gouvernement.

L'union budgétaire n'est possible que si les intérêts sont menacés

La seule conjoncture qui incite les démocraties à conclure de tels accords est celle qui présente de claires menaces pour les intérêts sécuritaires. C'est précisément une situation de la sorte qui a donné à la Russie un accès au marché financier français avant la Première guerre mondiale. Pourtant, en 1915, les Britanniques, confrontés à une guerre en cours, n'étaient pas pour autant prêts à assumer le passif de la Russie. C'est peut-être le simple degré d'incertitude dans l'Europe d'avant-guerre, ou la nature informe de la menace, qui a fait en sorte que le risque sécuritaire prenne le dessus sur le risque financier.

Les arrangements de crédit de la Russie durant la Première guerre mondiale préfiguraient certaines des manœuvres politiques concernant la dette et sa relation à la sécurité intervenues à la fin du XXe siècle en Europe. L'Allemagne de l'Ouest d'après 1945 est longtemps restée vulnérable parce qu'elle était située sur la ligne de faille de la Guerre froide. Les gouvernements ouest-allemands ont donc offert aux pays voisins une assistance financière en contrepartie d'une sécurité et d'une solidarité politique, en particulier à un moment où ils n'étaient pas convaincus de la fiabilité et de la poursuite du soutien américain.

Améliorer la dynamique d'endettement et les finances publiques

Mais il fallait poser des limites. En 1979, lorsque l'Allemagne de l'Ouest a adopté un mécanisme de taux de change encadré, avec un mécanisme de soutien pour ses partenaires (le système monétaire européen), la Bundesbank s'est assurée qu'elle ne s'engageait pas à des interventions monétaires illimitées et qu'elle pouvait se retirer du système si la stabilité du mark allemand était menacée.

Cette logique a également prévalu, sur une plus grande échelle, au début des années 1990, mais cette fois-ci sans limites préétablies. L'engagement de l'Union européenne envers l'union monétaire a permis aux pays méditerranéens de la zone euro d'améliorer énormément leur dynamique d'endettement et leurs finances publiques. Leurs coûts d'emprunt ont chuté lorsque leurs monnaies ont été intégrées dans une union avec des pays - l'Allemagne en particulier - ayant une réputation de plus grande stabilité.

Des menaces plus incertaines planent sur la sécurité de l'Europe

A ce stade, la question de la répartition des remboursements éventuels, quand la situation serait devenue trop coûteuse, n'avait pas été abordée, et le problème d'un endettement excessif a été balayé sous le tapis au moyen de la création des critères de convergence (qui n'ont d'ailleurs jamais été pleinement appliqués). Mais depuis 2009, lorsque les difficultés des pays périphériques de la zone euro ont mis ces problèmes en évidence, les Européens sont confrontés à la même question que les alliés de la Seconde guerre mondiale. Les intérêts sécuritaires et politiques sont-ils tellement prépondérants qu'ils justifient d'assumer un passif important et sans plafond encouru par des systèmes politiques sur lesquels ils n'ont aucun contrôle ?

Parce que l'Europe est en paix, sans menace précise pour sa sécurité, il est probable que lorsque l'ampleur de cet arrangement deviendra clair, les électeurs et les politiciens des riches pays créditeurs le rejetteront. Mais les menaces plus incertaines posées à la sécurité de l'Europe pourraient justement nécessiter le type même d'entente budgétaire que les Français et les Russes souhaitaient avant 1914 et que les Allemands et les Français ont adopté en 1950.

Un pacte budgétaire limité ?

Les implications pour le présent sont claires : la seule manière acceptable d'établir un équilibre nécessaire entre la dette et la sécurité passe par un processus de réforme politique qui abolisse les oligarchies corrompues et réduise les incitations à l'imprudence budgétaire. Une approche possible serait de demander aux citoyens de tous les pays européens s'ils sont prêts à accepter une sorte de pacte budgétaire qui comprenne une limite stricte à l'endettement.

Les Allemands appellent cette solution Schuldenbremse (frein à la dette). Elle présuppose un processus profond par lequel les institutions et les principes qui les gouvernent deviennent partagés par le plus grand nombre. Mais ce processus prend du temps, comme l'a clairement démontré l'histoire des Etats-Unis, l'union, née d'une situation d'urgence, qui a connu le plus grand succès.

 

Traduit de l'anglais par Julia Gallin

 

*Harold James enseigne l'histoire et les relations internationales à l'université de Princeton, et est professeur d'histoire à l'Institut universitaire européen de Florence. Son dernier ouvrage est Making the European Monetary Union (La création de l'Union monétaire européenne - ndlt). Jennifer Siegel est professeur d'histoire à l'Université d'État de l'Ohio.

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