Le défi de la sobriété heureuse

Le #ForumSmartCity, organisé par La Tribune le 20 novembre prochain, est l'occasion de revenir sur les problématiques et les perspectives de la ville de demain. Grandes consommatrices d’énergie, les villes aspirent à optimiser son usage. Grâce aux nouvelles technologies, les entreprises se bousculent pour leur proposer des solutions, mais construire de nouveaux modèles économiques et séduire le citadin demeurent des défis majeurs.

Une ville intelligente, c'est d'abord une ville sobre. C'est pourquoi tous les projets de smart cities visent à utiliser mieux l'énergie et à consommer celle produite
de façon plus propre.

Alors que l'on anticipe l'épuisement des énergies fossiles faciles d'accès et bon marché et que les enjeux environnementaux et climatiques se font de plus en plus pressants, les villes ont un rôle majeur à jouer. 75% des Européens sont citadins, 10 % de la population mondiale vit dans des mégalopoles et l'urbanisation galope partout. Si les villes n'occupent encore que 2 % de la surface de la terre, elles engloutissent pourtant déjà 70% de l'énergie consommée et sont responsables de la même proportion du CO2 émis.

Un enjeu majeur dans la concurrence entre métropoles mondiales

À l'image de Copenhague, New York ou Paris, elles affichent d'ailleurs sur le sujet des objectifs ambitieux, qui impliquent à la fois plus de sobriété et plus d'énergies renouvelables. Ainsi, le plan climat de Paris prévoit-il 30% de renouvelables dans sa consommation énergétique en 2020, et le conseil vient de voter pour un passage à 100 % d'énergie verte dans ses contrats de fourniture d'électricité dès 2016.

Plus que jamais, l'énergie est un enjeu majeur dans la concurrence à laquelle se livrent les métropoles du monde entier en termes d'attrac­tivité et de dynamisme économique. Un approvisionnement sécurisé, mais aussi une énergie propre et financièrement accessible, c'est plus de confort à moindre coût et plus de sécurité opérationnelle, des atouts importants pour attirer citoyens et entreprises.

« Se soucier d'optimiser la consommation des bâtiments, ça ne date pas d'hier », souligne Gilles de Colombel, responsable du marché smart city chez Schneider Electric, évoquant les GTB (gestion technique des bâtiments) apparues à la fin des années 1990 pour gérer les besoins en énergie, chaleur, éclairage, eau, d'un bâtiment.

« Mais avec la ville intelligente, on ne se limite plus à un bâtiment, on s'intéresse à la combinaison de plusieurs systèmes et à leur optimisation mutuelle. »

La proximité des bâtiments en ville permet par exemple d'utiliser la chaleur des eaux usées ou celle dégagée par les data centers pour chauffer une piscine ou des immeubles. La ville intelligente, grâce à des schémas de modélisation qui fournissent du prédictif et des données en temps réel pour réagir en cas d'événement exceptionnel, peut aussi lier l'éclairage public et la circulation pour éviter d'éclairer toute la nuit une chaussée vide, tout en assurant le même confort et la même sécurité au passage de véhicules ou en cas d'incident... 

Des villes moins gourmandes

À côté des nombreuses initiatives concernant la chaleur, l'électricité fait l'objet de toutes les attentions. « La problématique du lissage de la courbe de charge se pose partout mais la ville a tendance à davantage concentrer les consommations à certains moments de la journée », rappelle Jean-Luc Aschard, responsable de l'Île-de-France chez le distributeur ERDF. Bonne nouvelle, le contexte urbain est un laboratoire idéal pour les smart grids.

« La densification permet d'optimiser un système d'énergie, et c'est encore plus vrai avec les voitures électriques », remarque Laurent Schmitt, vice-­président Stratégie et Innovation ­d'Alstom Grid.

« La ville n'est pas constituée de bâtiments séparés du réseau, lui-même séparé de la charge des véhicules électriques », observe Nouredine Hadjsaid, chargé de mission Energie à Grenoble INP.

« C'est un ensemble dans lequel on combine tous ces besoins. »

C'est précisément cette diversité qui permet de mutualiser la production et la consommation d'électricité entre plusieurs types d'usages à un instant t, de façon à assurer en permanence l'équilibre tout en gommant la pointe.

« Sobriété à la source grâce à des bâtiments mieux isolés, recours à une énergie locale et solidarité énergétique entre le vieux et le rénové, le tertiaire et le résidentiel », tels sont, pour Valérie David, directrice du développement durable d'Eiffage, les ingrédients de la ville sobre que l'entreprise met en œuvre dans l'éco‑quartier Allard des quartiers
nord de Marseille.

On trouve dans tous ces éco-quartiers quelques énergies renouvelables, en France surtout du solaire et parfois un peu d'éolien urbain. Conséquence :

« La circulation des électrons dans le réseau de distribution, autrefois exclusivement "top down", peut désormais aussi se faire "bottom up", analyse Jean-Luc Aschard.

Les algorithmes de gestion sont appelés à devenir de plus en plus complexes. » Côté consommation aussi, les prévisions sont rendues plus complexes, avec la possibilité offerte à l'utilisateur final de piloter sa propre consommation.

La voiture électrique, réserve d'énergie ?

« Mais le vrai sujet, c'est la mobilité électrique », affirme Jean-Luc Aschard.

Déploiement ­d'Autolib', obligation réglementaire d'équiper les parkings dans le tertiaire neuf... Les bornes de recharge vont se multiplier en Île-de France dans les prochaines années. Cela contribuera à la sobriété des transports urbains. En termes de consommation, puisque le rendement du moteur électrique est très supérieur à celui du moteur thermique ; et en termes de CO2, puisqu'en France la production d'électricité n'en émet pas. Sauf l'électricité de pointe, fournie par des centrales thermiques, y compris des centrales à charbon situées Outre-Rhin...

Justement, dans un avenir où le véhicule électrique se sera développé (certaines projections anticipent 400.000 véhicules en Île-de‑France à l'horizon 2025), les smart grids permettront de piloter la charge. En d'autres termes, de la programmer automatiquement durant les heures creuses, afin d'éviter des pics de consommation lorsque l'automobiliste rentre chez lui en fin de journée, un moment où le réseau électrique est déjà très sollicité. En revanche, contrairement au Japon où de nombreuses pistes de sobriété énergétique sont explorées depuis l'accident de Fukushima, les batteries des véhicules européens ne sont pas conçues pour pouvoir alimenter le réseau et servir de moyen de stockage.

Pourtant, « l'énergie stockée dans une batterie de voiture électrique représente 20 kWh à 40 kWh, à comparer avec la consommation moyenne d'une maison, qui est de 1 kWh, remarque Laurent Schmitt. Autrement dit, une batterie pourrait alimenter entre 20 et 40 maisons pendant une demi-heure... »

Un autre principe phare des smart grids est déjà une réalité : c'est la possibilité pour un bâtiment de s'effacer, c'est-à-dire de décaler sa consommation dans le temps, pour soulager le réseau et lisser la pointe. Un groupe de climatisation, par exemple, peut être piloté directement par le réseau.

Besoin de données intelligentes, favorisant la prise de décision

La multiplication des projets de smart cities repose sur la convergence de technologies récentes : le cloud, qui autorise un traitement des données plus rapide et moins coûteux et le développement de l'analytique à but prédictif ; le taux de pénétration des smartphones chez les citadins et l'explosion des réseaux sociaux ; sans compter les nouvelles formes de mobilité, qui créent un besoin pour des services simples par le biais d'applications.
« Une ville intelligente, c'est une ville dans laquelle on a pu connecter différentes infrastructures et collecter de nombreuses données », rappelle Gilles de Colombel. « Il faut apporter de l'intelligence à la donnée car, ce qui intéresse les acteurs de la ville, c'est de la donnée qui leur permet de prendre des décisions », renchérit Philippe Sajhau, en charge du programme Smarter Cities d'IBM.

Autrement dit, pas de ville intelligente sans capteurs, incontournables pour mesurer de façon précise, au plus près du temps réel, les différentes consommations, pour estimer au plus juste les besoins en maintenance ou les investissements nécessaires et pour connecter différents réseaux entre eux...

Abaisser les coûts des installations

Intégrés aux compteurs intelligents et aux points stratégiques des smart grids, ils peuvent dans certains éco-quartiers ou villes (Santander en Espagne, voir p. 70) l'être aussi dans les canalisations d'eau, sous le bitume des routes, dans les poubelles, les bornes de stationnement, etc. Une nouvelle génération fonctionnant sur le principe de l'« energy harvesting », sans alimentation électrique, et susceptible de fonctionner grâce à de l'Internet bas débit, permet d'abaisser les coûts de ces installations.

Mais le nec plus ultra de la ville intelligente, c'est la mutualisation des infrastructures. Pour Nouredine Hadjsaid, « une conception intégrée et des infrastructures mutualisées sont beaucoup plus efficaces. Une des avancées récentes, c'est justement que les différents acteurs travaillent ensemble ».

Mais cela ne va pas sans rencontrer quelques obstacles. Sur le plan strictement technique, cela limite les véritables smart grids aux nouveaux éco-quartiers.

« La mise en place de capteurs est d'autant moins onéreuse (au moins 30 % de moins) qu'elle est décidée en amont de la construction, témoigne Laurent Schmitt ­d'Alstom.

C'est pourquoi on construit aujourd'hui des villes ou quartiers dits "smart grid ready", qu'il ne sera pas excessivement coûteux de relier à un réseau intelligent. » Or il n'est pas simple d'élargir à la ville entière une expérience menée à l'échelle d'un quartier, même si ce dernier peut servir à sensibiliser la population au-delà de ses frontières. « Le mode pilote ne permet pas de tirer les bons enseignements », observe en outre Vincent Pilloy, fondateur du cabinet Inov360 qui conseille à la fois des municipalités et des entreprises. La concurrence entre villes ne favorise pas non plus, selon lui, la transparence nécessaire sur les retours d'expérience, alors qu'il est essentiel de pouvoir tirer parti des erreurs et capitaliser sur les bonnes pratiques.

Des milliards à se partager

En réalité, la technologie n'est pas le principal défi de la ville intelligente dans sa quête de sobriété. Le simple fait de mutualiser plusieurs fonctions dans un seul équipement pose problème, chaque fonction concernant un interlocuteur différent au sein de l'équipe municipale, chacun passant ses appels d'offres selon son propre calendrier. C'est le phénomène dont pâtit, par exemple, la Citybox développée par Bouygues Energies et Services. Installée sur le socle des lampadaires, cette solution qui intègre huit réseaux dans la ville (éclairage, WiFi, télésurveillance, recharge de véhicules électriques, etc.) et génère des économies de maintenance malgré un léger surcoût par rapport à un lampadaire standard, peine à trouver son marché.

Il en faudrait plus pour décourager les industriels, alléchés par les estimations du marché global de la smart city. L'américain Navigant Research, qui l'évalue à près de 9 milliards de dollars (7 milliards d'euros) en 2014, anticipe 25 milliards de dollars par an d'ici à dix ans, dont 43 milliards dédiés aux smart grids. Tout cumulé, on parle de 174 milliards de dollars d'investissements en dix ans.

Étant donné le poids des villes dans leur business, les utilities (fournisseurs d'électricité, de gaz, d'eau, de services à l'environnement...) ont intérêt à leur proposer des solutions pour les aider à réaliser des économies de fonctionnement, même si elles impliquent des investissements significatifs, et des temps de retour sur investissement variables. Mais elles ne sont pas les seules.

Aucun acteur n'a de solution complète: place à la coopération !

Les professionnels du bâtiment, des télécoms, du traitement de données sont aussi sur les rangs. Nul n'étant à même de proposer une solution complète, la smart city est le monde de la coopération tous azimuts. Des consortiums voient le jour en réponse à un appel d'offres ou pour réaliser un projet pilote.

« Un tiers de notre temps est consacré au juridique, un tiers à la gestion de projet, et un tiers seulement à l'opérationnel pur », témoigne Gilles de Colombel chez Schneider Electric, l'une des dix entreprises participant à l'expérience IssyGrid à Issy-les-Moulineaux.

« Choisir un chef de file puis définir la quote-part de chacun au sein du consortium n'est pas le plus compliqué, assure-t-il. En revanche, définir les limites d'action et de responsabilité est une autre affaire. »

Sur ce vaste marché en pleine expansion, chacun tente de prendre la tête d'une « offre intégrée » synonyme d'efficacité optimale pour se rendre indispensable face à la puissance publique. Mais objectivement, tous n'ont pas intérêt à ce que les villes atteignent trop facilement cette sobriété ultime. Il est partout question d'évolution des business models, mais il n'est pas si simple de remplacer les modèles historiques, fondés sur des investissements réalisés et des volumes vendus.

« Aujourd'hui, les infrastructures sont dimensionnées pour supporter la pointe de consommation, et le système de tarification est largement dépendant du Capex investi, rappelle Laurent Schmitt. On peut se demander si c'est le plus incitatif pour les opérateurs énergéticiens régulés ? La tendance actuelle serait plutôt à remplacer le hardware par le software dans le Capex, ce qui crée des transferts de valeur complexes », ajoute-t-il.

Donner envie aux citadins

Enfin, à supposer que les entreprises soient toutes sur la même longueur d'onde et les municipalités conquises, demeure une question centrale de la ville intelligente : l'adhésion des habitants. « On ne fait la ville intelligente que pour et avec les usagers, il faut donc faire adhérer toutes les parties prenantes, la municipalité, les habitants, les gens de passage comme les touristes, les entreprises et leurs salariés », insiste Gilles de Colombel.

D'autant qu'en matière d'efficacité énergétique, dans le tertiaire et plus encore dans le résidentiel, c'est d'abord le comportement de l'occupant qui fait la différence. Pour l'associer, il faut évidemment lui fournir des informations précises concernant sa consommation (si possible en temps réel, ce qui ne sera pas le cas du compteur Linky). Mais il faut aussi lui donner envie de la surveiller et la piloter, grâce à des fonctions lui permettant de la compa­rer avec celle de ses voisins ou de foyers similaires au sien.

Si les citadins constituent une population plus adepte des nouvelles technologies que la moyenne, ils restent méfiants vis-à-vis du tout numérique. Et veulent surtout être sûrs que leurs efforts, les désagréments liés aux travaux menés dans leur ville ou la hausse de leurs impôts locaux se traduisent par de meilleurs services publics et une meilleure qualité de vie... Les techniques participatives s'imposent alors pour associer les usagers en amont, à l'image du Barcamp, que la ville a proposé il y a un mois aux Parisiens pour définir avec eux le projet Smart City 2020.

Des économies pour dépenser plus en culture, éducation et santé ?

À en croire les entreprises, les économies de fonctionnement réalisées grâce à leurs solutions doivent notamment permettre aux villes de préserver d'autres dépenses essentielles à la qualité de vie, telles que la culture, l'éducation, la santé publique, etc. Mais pour Carlos Moreno, conseiller ès ville durable auprès du Pdg de GDF Suez, Gérard Mestrallet, « depuis la Deuxième Guerre mondiale, les villes, construites pour la voiture, sont fonctionnelles et désincarnées, on a oublié d'y vivre ».

Voilà pourquoi il faut, selon lui, « réinventer la ville », une ambition qui a d'ailleurs conduit GDF Suez à créer des filiales dédiées par exemple à l'animation patrimoniale, à la mise en valeur de lieux de vie. Sur un marché régulé où la consommation est en baisse et le client de plus en plus exigeant, capable de la piloter, Carlos Moreno n'hésite pas à affirmer que le rôle de l'entreprise « n'est plus d'aider les citoyens à mieux gérer leur consommation, mais à mieux vivre ! » Vaste programme...  

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Commentaires 2
à écrit le 19/11/2014 à 19:14
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Quand on voit l'état concret des villes et leur manque croissant de convivialité et de civisme, cet article paraît doucement utopique. On va rétablir des "smart" coupures de courant pour lisser la courbe (les riches paieront pour l'éviter, ça sera un...

à écrit le 19/11/2014 à 16:11
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Bon article très complet.

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