Paul Krugman, un Nobel pragmatique

Officiellement, l'attribution du prix Nobel d'économie ne doit rien à l'actualité. Mais il faut reconnaître qu'en ces temps de crise le cru 2008 tombe à point nommé. Cela n'ôte rien au mérite du lauréat. Tôt ou tard, Paul Krugman aurait été récompensé tant ses contributions ont été nombreuses et décisives.Célèbre pour ses chroniques dans le New York Times, ses essais sur la mondialisation (La mondialisation n'est pas coupable : vertus et limites du libre-échange, La découverte) et ses critiques virulentes contre l'administration Bush (L'Amérique que nous voulons, Flammarion), c'est aussi, et surtout, un chercheur reconnu par ses pairs.Théoricien brillant, il n'a jamais recherché la complexité des modèles, préférant l'analyse du monde tel qu'il est. Ce vif intérêt pour les questions concrètes l'a d'ailleurs souvent poussé à se lancer dans le débat public. La théorie économique se doit selon lui d'être compréhensible, proche du réel, et au service de la politique économique.La répartition des gains pas toujours équitable.Spécialiste de la mondialisation, Krugman part d'une observation simple. Alors que les théories traditionnelles (dont les prémisses remontent aux avantages comparatifs de David Ricardo) voient dans le commerce international la nécessité pour les pays de profiter de leurs différences, le commerce mondial est largement dominé par l'échange de produits similaires entre pays voisins. En introduisant des imperfections de marché, Krugman fournit des explications simples à ce trait dominant. Il met en avant les gains associés à l'ouverture commerciale. Mais si l'abaissement des barrières commerciales doit être profitable à l'économie mondiale, la répartition des gains n'est pas nécessairement équitable : les économies les plus importantes ont plus de chances de tirer leur épingle du jeu et, au sein de chaque pays, les ajustements sectoriels peuvent pénaliser certains. La mondialisation n'est donc pas toujours heureuse. Ses analyses des politiques commerciales sont tout aussi nuancées : il a montré les gains à tirer d'une intervention publique en faveur des fleurons industriels nationaux en concurrence sur les marchés mondiaux... mais pour rappeler aussitôt que l'utilisation abusive du protectionnisme, qui favorise souvent quelques lobbys bien constitués, risque de faire davantage de mal que de bien.Accompagner la mondialisation. Les théories du commerce issues des travaux de Krugman viennent rappeler que le libre-échange n'interdit en rien l'intervention publique. Les États et les organisations internationales doivent accompagner la mondialisation.Auteur également de travaux pionniers en économie géographique, il considère que la mondialisation n'est pas synonyme de village global. Ces travaux, qui soulignent que l'ouverture à l'international peut renforcer les processus d'agglomération spatiale, et creuser ainsi les inégalités territoriales, ont profondément marqué les politiques européennes.Enfin, la mondialisation est aussi une question financière, et le Nobel 2008 a récemment travaillé sur la soutenabilité du déficit public américain et l'évolution du dollar. Selon Krugman, la difficulté dans l'analyse des crises est de prédire les retournements de tendance. Car malgré les mises en garde des économistes, les acteurs sur le marché tardent toujours à réaliser que la situation est devenue insoutenable. Vulgarisateur, Krugman recourt à Wile le Coyote, célèbre personnage de dessin animé qui continue à courir dans le vide, sans réaliser que le sol s'est dérobé, avant de chuter lourdement. Cela rappelle d'ailleurs étrangement l'enthousiasme, voire l'insouciance, qui régnait sur les marchés financiers avant l'éclatement de la crise actuelle... C'est donc un économiste pragmatique et nuancé qui est salué cette année. On reproche souvent à la fondation Nobel de récompenser des économistes qui font valoir la perfection des marchés et l'inefficacité des interventions publiques (par exemple l'" école de Chicago ").La prise en compte des imperfections des marchés.Cette fois, elle salue des travaux qui prennent en compte les imperfections de marché, et changent notre vision du rôle de l'État et de la régulation de l'économie. Par bien des côtés, Paul Krugman ressemble à Joseph Stiglitz, lauréat du prix en 2001. Tous deux ont dénoncé les excès du libéralisme, tout en prévenant contre les interventions publiques intempestives qui ne sont pas guidées par la défense de l'intérêt commun. Tous deux ont participé à la conduite des politiques économiques (Stiglitz à la Banque mondiale et Krugman - un comble pour un démocrate convaincu - comme conseiller de Reagan à la Maison-Blanche) et en sont ressortis désabusés. Tous deux ont consacré leur carrière à tenter de comprendre le monde au plus près de la réalité, en faisant preuve d'une grande rigueur formelle. Enfin, ils ont profondément marqué la théorie économique récente qui, à partir des années 1980, a largement amendé les modèles traditionnels de concurrence parfaite. En cela, ils sont bien plus représentatifs du visage actuel de la science économique que le masque orné d'oeillères partisanes qu'on veut bien souvent lui faire porter.(*) Gunther Capelle-Blancard est professeur d'économie (université Paris I-Panthéon-Sorbonne) et conseiller scientifique au Conseil d'analyse économique. Matthieu Crozet est professeur d'économie (université de Reims) et conseiller scientifique au Cepii. Ils ont adapté pour le public francophone le manuel de Paul Krugman et Maurice Obstfeldt, " Économie internationale " (aux Éditions Pearson).
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