Décembre 1984, le rendez-vous manqué de la flexibilité

La flexibilité déjà ! Le 16 décembre 1984, près de 30 ans avant le fameux accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 sur « la sécurisation des parcours professionnels », patronat et syndicats rataient la dernière marche pour conclure un grand accord sur « l’adaptation de l’emploi ».Certes, seuls les spécialistes des relations sociales se souviennent de cet incroyable moment dans l’histoire des relations sociales, tombé dans les oubliettes de l’Histoire. Pourtant, plus de 20 ans avant les fameuses réformes de Gerhard Schröder (et de son inspirateur Peter Hartz) outre-Rhin, la France a été à deux doigts de réformer en profondeur son marché du travail. L’échec de cette négociation a profondément marqué les esprits syndicaux et patronaux durant longtemps. Plus aucun accord national interprofessionnel aussi ambitieux ne fût discuté avant 2008… puis 2013. Histoire et raison d’une négociation ratée.La direction de la CFDT désavouée par sa baseLe dimanche 16 décembre 1984, au petit matin, après 22 heures de discussions au cours de la quatorzième et dernière séance de la négociation entre les partenaires sociaux sur « l’adaptation des conditions d’emploi » ouverte le 28 mai de cette même année, un « protocole » d’accord » est enfin finalisé. Tout s’enchaîne alors très vite et, en quelques jours, le texte va se retrouver mort-né. Le 17 décembre, pourtant, le comité exécutif de la CGC (devenue CFE-CGC) décide de signer et le bureau national de la CFDT dirigée par Edmond Maire émet un « avis positif ».Le 20, le bureau confédéral de FO et le Conseil confédéral de la CFTC refusent leur signature mais demandent au CNPF (l’ancêtre du Medef) une relance de la négociation. Le 27, après un débat avec la base des plus houleux, le Bureau national de la CFDT renonce finalement à parapher le protocole et demande à son tour une renégociation. La CGT, opposée dès le départ à toute signature, se réjouit de ce front uni. Quant au CNPF, il n’est pas question pour lui de reprendre les discussions.Yvon Gattaz, Président du CNPF dans les années 80Dans la presse, c’est la consternation. Le Monde titre : « La reculade des syndicats » ; le Nouvel Observateur n’y va pas de main morte en estimant que « … le vieux réflexe conservateur a joué au profit de ceux qui ont un emploi contre ceux qui en cherche un ». Plusieurs observateurs estiment qu’avec leur refus, les syndicats ont laissé passer une chance historique de se livre à leur aggiornamento. D’autres voient dans cet échec le réel début du déclin du rôle des partenaires sociaux dans la société. La loi continuant de prévaloir sur le contrat.Il faut dire que rarement une négociation interprofessionnelle aura autant déchaîné les passions. Il faut se rappeler le contexte. La gauche est au pouvoir depuis trois ans, le ministre de l’Economie, Jacques Delors (père de Martine Aubry) a su imposer au PS et à François Mitterrand le tournant de la rigueur. La France a dépassé le seuil des deux millions de chômeurs. Yvon Gattaz (le père de Pierre, actuel président du Medef !), président du CNPF (1981-1986) n’a de cesse d’harceler la majorité. Il veut cet accord pour remettre, selon lui, l’économie française sur les rails après la gabegie des débuts du septennat.Edmond Maire, le leader de la CFDT, converti au réformisme, est sur la même longueur d’onde mais pour des raisons différentes. La direction de la CFDT estime en effet que la crise de l’emploi devenant structurelle, il faut peut-être mieux accepter davantage de flexibilité interne dans les entreprises plutôt que de recourir à la flexibilité externe…. On se croirait en 2013, notamment avec les fameux accords de maintien de l’emploi, prévus par l’Ani du 11 janvier. Incontestablement, en effet, le texte de 1984 était précurseur dans le genre « donnant-donnant ».Edmond Maire, ancien secrétaire général de la Confédération française démocratique du travailUn texte ambitieux qui réformait en profondeur le Code du travail Divisé en cinq parties allant des mutations technologiques au travail différencié (temps partiel, CDD, intérim), en passant par l’aménagement du temps de travail, les procédures de licenciement et les seuils d’effectifs, ce protocole ne pouvait que déclencher l’ire des militants syndicaux, tant des tabous du droit du travail français étaient brisés. Qu’on en juge, le texte ne proposait pas moins que : annualiser le temps de travail par accord de branche, voire par simple accord d’entreprise ; de retarder d’un an la mise en place de l’institution d’un comité d’entreprise dans les établissements venant de franchir le cap des cinquante salariés ; de diminuer le contenu et la fréquence de l’information accordée aux représentants du personnel ; de doubler la durée maximale des contrats de travail temporaire et des CDD tout en élargissant les cas de recours. Bref des pans entiers du code du travail étaient remis en cause…. Un séisme pour l’époque.Et encore, le protocole final était en retrait par rapport à des versions antérieures : pour arracher des signatures syndicales, le CNPF avait renoncé aux fameux « Emplois nouveaux à contraintes allégés » (ENCA), chers à Yvon Gattaz, ainsi qu’à la suppression de l’autorisation administrative pour les licenciements économiques. Autant d’innovations qui, selon le patronat, devaient permettre la création de 471.000 emplois.En contrepartie : la baisse possible du temps de travailEn contrepartie de cette flexibilité accrue, il était proposé aux syndicats l’ouverture de négociations de branche sur les mutations technologique et… une éventuelle baisse du temps de travail en cas d’acceptation de l’annualisation du temps de travail, un sujet fondamental pour la CFDT.Mais les esprits n’étaient pas mûrs. « Les juristes et les militants ont vu dans ce texte une succession d’outrages au droit », racontait à l’auteur une dizaine d’années plus tard Jean-Paul Jacquier, à l’époque l’un des secrétaires nationaux de la CFDT. Et d’ajouter « L’image des syndicats est devenue désastreuse ; les entreprises ont décidé de gérer elles-mêmes les problème de l’emploi, sans plus rien attendre de l’interpro et le dirigisme étatique en est sorti renforcé ». André Bergeron, alors secrétaire général de FO avait aussi compris les raisons de l’échec dès décembre 1984 : « Le texte touche au code du travail. Nos militants n’en veulent pas. C’est théologique ».Certes, mais ce que n’ont pas fait les syndicats, la loi l’a fait dans les 15 ans qui ont suivi l’échec de la négociation. Ainsi, s’agissant de l’annualisation du temps de travail, la loi quinquennale sur l’emploi de 1993 l’a très fortement autorisée. Et le principe en sera définitivement acté par… Martine Aubry en 1998 dans la loi instaurant les 35 heures. Idem pour l’allègement des procédures de licenciement. Dès le retour de la droite au pouvoir en 1986, le ministre du Travail, Philippe Séguin, décida la suppression de l’autorisation administrative des licenciements économiques. Quant à l’obligation de plan social ébauché dans l’accord, elle fût également confirmée par la loi quinquennale de 1993… Tout comme la possibilité de contourner les seuils d’effectifs. D’ailleurs, l’Ani de janvier 2013 a repris la même idée que l’accord mort-né de 1984 : en cas de franchissement du seuil des 50 salariés, l’entreprise peut attendre un an avec de se doter d’un comité d’entreprise.Ce que l’accord n’a pu faire, la loi l’a faitAinsi, durant les 15 années qui ont suivi l’échec de la négociation de 1984, les verrous que les syndicats cherchaient à maintenir fermés ont tous sauté un par un, par le biais de la loi (et parfois par un accord). Il faudra attendre le début des années 2000 et le concept de « refondation » sociale, théorisé par Denis Kessler le numéro 2 du Medef pour que les partenaires sociaux reprennent leur destin en main en relançant un programme ambitieux pour la négociation collective. Et si l’accord de 2013 n’avait pas été conclu, c’est par la loi que le marché du travail aurait été assoupli.Mais dire que la France aurait pu s’adapter dès 1984…
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