SeaFrance, touché mais pas coulé

Voilà vingt ans qu'il se répète que la SNCF n'a plus vocation à faire naviguer des bateaux. Elle vient pourtant de demander à la Commission européenne l'autorisation de recapitaliser SeaFrance, filiale à 100 % de SNCF Participations, à hauteur d'environ 200 millions d'euros. Un montant à comparer aux 150 millions d'euros de chiffre d'affaires de SeaFrance. Cette « solution de continuité » se serait imposée à la compagnie ferroviaire, faute « d'offres de reprise recevables » pour sa filiale maritime en redressement judiciaire jusqu'au 28 avril. Après une première avance de trésorerie de 70 millions d'euros en 2009, la SNCF lui a de nouveau consenti en 2010 une ligne de crédit de 50 millions d'euros au titre de l'aide au sauvetage. SeaFrance vient de boucler une très lourde restructuration qui l'a conduit à supprimer 725 emplois - pour n'en conserver que 873 - et à se réorganiser avec quatre navires au lieu de six.Comment en est-on arrivé à cette situation critique ? Pourtant, la compagnie héritière de l'armement naval SNCF avait apparemment su résister, dans les années 1990, à de violentes lames de fond. Ces lames de fond successives s'appellent tunnel sous la Manche (mis en service en 1994), fin du pool Sealink (en 1996) ou encore arrêt du duty-free (1999), lequel représentait près de 40 % de son chiffre d'affaires.Mais la décennie suivante a apporté de nouvelles vagues. L'acquisition du navire « Molière », mi-2008, dans une certaine précipitation, semble ainsi avoir pénalisé les comptes. « Nous l'avons payé sur nos deniers propres au prix fort de 105 millions d'euros à quoi il a fallu ajouter 20 millions d'euros de travaux car il n'était pas adapté à la ligne Calais-Douvres », estime Christophe Lunel, représentant CGC au comité d'entreprise (CE). Ce navire avait vocation à remplacer les vieux « Cézanne » et « Renoir », mais ces derniers ont été conservés jusqu'à l'été 2009 pour répondre à la demande après l'incendie dans le tunnel sous la Manche fin 2008.En 2009, SeaFrance s'est retrouvé écartelé entre la crise économique d'un côté, qui faisait chuter le marché du fret (65 % de ses recettes) et, de l'autre, une masse salariale qui avait gonflé au fil de l'eau, alors pourtant que l'activité n'était pas florissante. La compagnie n'a enregistré que deux exercices positifs (2002 et 2007) au cours de la dernière décennie. Mais, entre fin 2000 et fin 2009, son effectif est passé de 1.200 à 1.600 salariés. L'actuelle direction et les syndicats minoritaires - CGT, CGC, CFTC - accusent le système de « cogestion » mis en place par Eudes Riblier, l'ex-président de SeaFrance, avec la CFDT (syndicat maritime Nord) majoritaire dans l'équipage. Après le décès de Didier Bonnet, Eudes Riblier avait été recruté en janvier 2001 par Louis Gallois (alors PDG de la SNCF) avec la mission de « faire tourner » une entreprise minée par les grèves. Comme le résume un officier, « il a acheté la paix sociale au prix fort ». Sous couvert d'anonymat, un cadre pointe « l'implication forte du syndicat dans la gestion de l'entreprise, les recrutements, les promotions ; les personnes à qui l'on avait fait appel à plusieurs reprises étaient systématiquement titularisées ». Jacques Brouyer, élu CGT (cadres) au comité d'entreprise, n'y va pas par quatre chemins : « C'est la CFDT qui dirigeait l'entreprise. La direction laissait faire les choses. »Éric Vercoutre, secrétaire CFDT du CE, se défend. Il rétorque que ces mêmes pratiques de cogestion sont couramment mises en oeuvre par la CGT - « Essayez de vous faire embaucher à la SNCM si vous avez une carte CFDT ! » - et confirme que « le patron acceptait les embauches que nous estimions prioritaires ». Moyennant quoi « entre 2001 et 2007, il n'y a pas eu un mouvement de grève ». En février-mars 2008, Eudes Riblier a toutefois essuyé - fait rarissime - une grève de dix-sept jours de la quasi-totalité de son état-major officiers.Eudes Riblier a quitté la présidence de SeaFrance en octobre 2008 et a été remplacé par Pierre Fa, inspecteur général de la SNCF. Ce dernier s'est aussitôt attelé à dénoncer les accords signés entre la CFDT et la direction. Et la « cogestion » avec la CFDT s'est transformée en guerre d'usure. Pierre Fa a demandé à faire auditer les comptes du CE par un commissaire aux comptes et il vient d'obtenir gain de cause par voie de justice, le CE étant tenu de « mettre à disposition » les documents. Mais Éric Vercoutre annonce qu'il ira en cassation avec l'argument que « le patron d'une entreprise n'a pas le droit de décider de faire un audit du CE avec son propre commissaire aux comptes ».Cette affaire n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan de contentieux qui se sont accumulés entre le syndicat et la nouvelle direction de SeaFrance. « Nous sommes la seule force syndicale à nous battre contre la direction. Si Pierre Fa avait négocié avec nous, au lieu de chercher à nous déstabiliser, l'entreprise serait mieux gérée », s'exclame Éric Vercoutre. La guerre d'usure va connaître un nouvel épisode car la CFDT, conseillée par l'avocat Philippe Brun, a entrepris d'attaquer SeaFrance sur son plan social. Christophe Lunel (CGC) se dit atterré par le « déni de situation réelle du syndicat majoritaire concernant les finances de l'entreprise ».Pour la direction de SeaFrance, l'horizon est loin d'être clair. Si Bruxelles autorise la recapitalisation, celle-ci pourrait être assortie d'une exigence de réduction de voilure. Enfin, il est à prévoir que les concurrents de SeaFrance verront dans cette opération une aide publique française, contraire aux règles de la concurrence.Claire Garnie
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