La République au secours du crédit de l'État

La dette publique est mise sous la garde de l'honneur et de la loyauté français. » Le 13 juillet 1789, l'ancienne assemblée des États généraux, devenue Assemblée nationale constituante, proclame le caractère sacré des créances de l'État. « Nul pouvoir n'a le droit de prononcer l'infâme mot de banqueroute, nul pouvoir n'a le droit de manquer à la foi publique sous quelque forme que ce soit », ajoute le décret. Le nouveau monde s'élève devant l'ancien. Deux jours plus tôt, le roi a renvoyé Necker et chacun s'attend à ce que sa politique de combat contre la révolution naissante s'accompagne d'une banqueroute « à l'ancienne ». Mais l'émeute parisienne qui va conduire à la prise de la Bastille aura raison des plans royaux. Necker est rappelé le 16 juillet. La banqueroute n'aura pas lieu et elle est désormais devenue officiellement une infamie nationale. Les conséquences sur l'histoire financière de la France du 14 juillet sont donc considérables. Ce jour-là, la France a renoncé à la banqueroute comme système de gestion des finances publiques.Mais à l'été 1789, cette mutation n'est que théorique. En proclamant l'inviolabilité des dettes de la monarchie absolue, la majorité bourgeoise de la Constituante satisfaisait ses principes moraux et économiques, mais il lui fallait aussi assumer une situation financière désespérée, en se privant d'emblée de l'arme purificatrice de la faillite. Or, les caisses de l'État étaient à l'agonie et la confiance entièrement éteinte. Les émeutes, la disparition de l'autorité royale, la « grande peur » de l'été dans les campagnes terrifiaient les prêteurs. À cela s'ajoute l'émigration d'une partie de la noblesse avec son or. En août, Necker put apprécier la situation. Un premier emprunt de 30 millions de livres à 4,5 % permit de récolter 2,6 millions de livres. Un second, de 80 millions de livres à 5 % quelques jours plus tard, subit le même échec.Malgré les proclamations de l'Assemblée, le crédit de l'État avait disparu. Necker fit alors voter une « contribution patriotique », un emprunt forcé du quart du revenu de chacun, mais l'argent rentra à peine. En octobre, l'État ne pouvait plus faire face à ses obligations les plus pressantes. « Il nous faut faire ce que font les propriétaires qui ont de la probité en pareil cas : aliéner les héritages », proclame alors le banquier Lecoulteux à la tribune. Or, en octobre, l'évêque d'Autun, Talleyrand, a proposé d'utiliser les biens de l'Église au règlement de la dette. Sa proposition est retenue. Le 2 novembre, la Constituante décide de placer les « biens du clergé à la disposition de la nation ». On émet alors un emprunt garanti (« assign頻) par la vente future de ces biens, estimés de 3 à 5 milliards de livres. Des bons de 1.000 livres portant intérêts à 5 % sont alors émis pour parer au plus pressé. Ce sont les assignats.Mais ce qui devait être un emprunt sûr, apte à rétablir la confiance, va devenir le seul moyen pour l'État de payer ses engagements. Le numéraire ayant disparu, la vente des « biens nationaux » est décevante. Du reste, l'argent ne rentre plus. Le système fiscal de l'Ancien Régime, fatras complexe et délabré, est supprimé et remplacé par un système simple : plus de taxes indirectes sauf les droits de timbre et de douane et trois « contributions » (on n'utilise plus le despotique mot « d'impôt ») : foncière sur la propriété, mobilière sur les revenus estimés par le loyer et la patente sur les revenus commerciaux. Les municipalités sont chargées d'établir les listes de contribuables, les rôles, ce qu'elles ne savent, ne veulent et ne peuvent faire. Il faudra vingt-cinq ans pour achever la constitution des rôles. En attendant, l'État n'a plus d'autre moyen que de payer en papier-monnaie. En septembre, les assignats ont cours forcé et ne portent plus intérêt. On en émet 1,2 milliard de livres en coupures de 5 livres. Les émissions vont se succéder, permettant à l'État de survivre alors que les événements s'accélèrent. Le roi est renversé par le peuple le 10 août et la République proclamée le 22 septembre 1792 par la nouvelle assemblée élue, la Convention. L'année 1793 voit les difficultés se multiplier. En février, la France doit faire face à une coalition de l'ensemble de l'Europe et est attaquée de toutes parts. Le 2 juin, la gauche montagnarde prend le pouvoir. Une partie de la province se soulève pour soutenir les Girondins tandis que l'Ouest est occupé par les paysans royalistes. C'est alors qu'entre en scène Joseph Cambon, membre du Comité de salut public chargé des finances. Il doit faire face aux dépenses considérables de l'État pour entretenir l'armée et freiner l'inflation devenue galopante par l'emploi de la planche à assignat. Mais l'ambition de Cambon est aussi politique : républicain convaincu (il refusa de se rallier plus tard à Bonaparte), il veut attacher les détenteurs de créances publiques aux intérêts de la République. En août 1793, Cambon soumet à la Convention un projet d'uniformisation de la dette publique qui sera voté le 24. Il résume ses intentions par ces mots devenus célèbres : « Républicanisez la dette et tous les créanciers seront républicains. » L'ensemble des divers emprunts d'Ancien Régime sont ainsi regroupés sous une forme unique : une rente perpétuelle portant intérêt à 5 %. Un « grand livre » de la dette publique est créé, sur lequel est inscrite chaque créance. Ceux qui, pariant sur le retour de la monarchie, conserveront leurs anciens titres n'auront plus de droits. Pour récupérer le plus d'assignats possibles, Cambon propose de convertir ces derniers en rentes 5 %, moyennant une décote de 78 %, mais avec la promesse de toucher les intérêts en numéraire dès que possible. Ce ne sera cependant le cas qu'en 1800. En passant, un certain nombre de créances, détenues notamment par des émigrés ou des étrangers, sont annulées. Avec cette réforme, la charge de la dette, hors rente viagère, est réduite de 38,5 %, à 174,2 millions de livres. En complément, un emprunt forcé « sur les riches » de 1 milliard de livres, une sorte d'impôt sur le revenu très progressif, est voté le 3 septembre. Enfin, pour éviter la dépréciation de l'assignat, le Comité de salut public décide de fermer la Bourse, accusée de favoriser la spéculation contre la monnaie et les effets publics, le 27 juin 1793, et d'établir un « maximum » général sur les prix des denrées le 29 septembre. Cette gestion dirigiste de l'économie, associée à la politique de terreur politique, permet de freiner un temps le cours de l'assignat et Cambon peut même brûler 3 milliards de livres de papier-monnaie. Mais l'État ne peut toujours payer qu'en assignats et l'on continue donc à en émettre. Si bien que lors de la chute de Robespierre, le 9 thermidor an II (29 juillet 1794), 5,5 milliards de livres d'assignats sont en circulation. La garantie des biens nationaux, qui se vendent le plus difficilement du monde, n'est plus qu'une illusion.Lorsque les « thermidoriens », auteurs de la chute de l'Incorruptible, libèrent à nouveau l'activité, l'assignat s'effondre et l'inflation étouffe l'économie. Le 19 février 1796, le ministre des Finances du Directoire, Ramel, brûle symboliquement place Vendôme la planche à assignats. Privé de la facilité du papier-monnaie et de la dépréciation inflationniste, l'État ne peut plus payer ses engagements. Le 22 septembre 1797, Ramel décide alors de réduire la dette publique au niveau auquel les recettes de l'État permettaient de la rembourser. L'uniformisation lancée par Cambon facilita la tâche de Ramel pour réaliser cette « banqueroute des deux tiers ». Pourtant, il ne s'agit pas là d'un retour des habitudes monarchiques et le serment de la Constituante n'est pas oublié. La banqueroute et le « grand livre » ont ouvert à la voie à une gestion plus rationnelle et plus réaliste de la dette publique. Surtout, l'infamie proclamée le 13 juillet 1789 par la Constituante est désormais reconnue par tous. Les régimes, qui se succéderont, ne le remettront jamais en cause et l'État payera toujours ses dettes. La France s'est débarrassée de son statut de failli chronique pour devenir une valeur sûre.Romaric Godin
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