Au bar du Lutétia avec Elie Cohen, par Sophie Gherardi

Avril à Paris, un jour de soleil. Après la lumière aveuglante du carrefour Sèvres-Balylone, le bar du Lutétia n'est que pénombre. Aux rares tables occupées, pas un visage connu. Comment est-ce possible ? Ah oui, c'est une semaine de vacances et il est 14H30. Il s'en faut d'au moins trois heures avant que le lieu ne s'anime. Elie Cohen arrive d'un pas guilleret dans le vaste hall art déco. Il se commande un Perrier. Bon, alors pour moi ce sera un thé nature : avec l'auteur de "Penser la crise", mieux vaut garder l'esprit clair. Ce grand pédagogue ne perd pas son temps en longues explications. Une phrase, une information, une idée. Je suis venue l'interroger sur la régulation financière à l'occasion du G20 finances réuni cette fin de semaine à Washington. Elie Cohen voit la régulation comme à la fois indispensable et impuissante. "On a dit que la crise était due à une absence de régulation. Rien n'est plus faux. Elle s'est développée au coeur de la partie la plus régulée du système, dans les grandes banques commerciales soumises à toutes sortes de normes de solvabilité, d'organes de surveillance. Le problème, c'est la coexistence entre zones régulées et zones non régulées, d'une part, et les failles dans la régulation, d'autre part. On ne prévoit pas dès l'origine tous les cas de figure possibles. Plus important, les innovateurs financiers sont experts dans l'art de détecter les trous, et de concevoir des produits financiers qui contournent les objets censés être réglementés".La course en tête des financiersOn a beau mettre en place des règles très coercitives, ce qui compte c'est la mise en oeuvre. "La régulation dépend de la puissance des agences, du nombre et de la qualité des personnels qu'elles emploient, de la rémunération qu'elles proposent pour garder les meilleurs. Il faut ensuite qu'il n'y ait pas de concurrence entre les instances de régulation. Jusqu'à la crise, le contrôlé pouvait choisir son régulateur, de préférence celui qui serait le plus doux." Ces erreurs réparées, la finance régulée fonctionnera donc mieux ? Ce n'est pas ce que pense Elie Cohen. "Après chaque crise il y a une avancée de la régulation, mais qui résout les problèmes de la crise précédente. Dans la course avec les innovateurs, les régulateurs perdent toujours. Pas moyen d'y échapper à moins d'interdire l'innovation financière. Or elle est une partie essentielle du capitalisme moderne. Toutes les turpitudes qu'on a découvertes à l'occasion de cette crise, tous ces produits toxiques mélangés à des produits traditionnels, au départ correspondaient à des innovations très sensées. On aimerait, intellectuellement, faire le distinguo entre ce qui est utile et ce qui est toxique, mais on s'aperçoit que le même produit peut être l'un ou l'autre !"Si tous les gars du monde... Etant donné ces prémisses, j'imagine qu'Elie Cohen va assassiner le G20 en quelques phrases bien ajustées. Mais pas du tout. "J'ai été positivement impressionné par les G20 successifs. Ils ont émis des messages très importants. Le premier (à Washington, sous Bush), a posé qu'on ne reproduirait pas les erreurs de 1929 : nous ne laisserons pas tomber l'économie, nous ne ferons pas de protectionnisme. Le deuxième (à Londres) a établi l'agenda de la réforme financière et octroyé de nouvelles ressoures au Fonds monétaire international. Très important aussi, il a acté que les déséquilibres globaux pouvaient être une mauvaise chose". Mais encore, professeur ? "Eh bien, on a dit aux Chinois et aux Allemands : ce n'est pas parce que vous faites des efforts que vous êtes nécessairement vertueux." C'est une évidence qui passe parfois mal : pour que certains soient excédentaires (à force d'exporter et d'épargner), il faut bien que d'autres soient déficitaires. Et maintenant ?"Déjà, au troisième G20, à Pittsburgh, la volonté d'agir était moins forte, parce que le gros de la crise était passé. Les Etats ont encore déclaré qu'il fallait se coordonner pour améliorer la gouvernance financière, mais leur conviction faiblissait. Pourquoi ? Parce que certains pays, si l'on plaçait la finance sous contrôle, avaient plus à perdre que d'autres." Evidemment, on pense à la City, à Wall Street. Mais Elie Cohen souligne un paradoxe : "C'est au Royaume-Uni et aux Etats-Unis que le débat sur la crise financière a été le plus approfondi et le plus fécond. C'est de là que viendront les grandes lignes de la nouvelle régulation. Pas une idée neuve n'est venue d'Europe continentale".
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