Quand les romans noirs disent l'état du monde...

L'après-franquisme en Espagne, les suites de la guerre civile en Irlande du Nord, les grandes manœuvres au sein du Parti communiste chinois... Voici les thèmes de quelques-uns des bons thrillers de l'été.
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Puisque nous approchons doucement des vacances d'été, prenons la tangente, oublions pour quelques jours la crise mondiale, Angela Merkel et les turpitudes des traders de la Barclays, pour nous échapper vers le roman noir, duquel les nécessités de l'information économique quotidienne nous éloignent trop souvent, mais vers lequel nous sommes irrésistiblement attirés dès que la perspective de quelques vacances arrive.
Est-ce bien une lecture de vacances d'ailleurs ? À y regarder de plus près, le roman noir ne nous éloigne pas toujours de la réalité du monde économique ou politique. Au contraire, il nous y ramène par des voies détournées, la fiction ayant le privilège remarquable d'aller au c?ur des choses sans avoir l'air d'y toucher.
Parmi les nombreux romans appartenant à ce genre qui ont été publiés ces dernières semaines, voici trois perles rares dont les intrigues et les personnages nous replongent dans l'Espagne des années 1970, dans l'Irlande du Nord de l'après-guerre civile et dans la Chine d'aujourd'hui.

Christian Bourgois et le Seuil ont eu l'excellente idée de publier dans la collection Opus un premier recueil de trois romans de Manuel Vasquez Montalban. Cette figure majeure de la littérature espagnole contemporaine, journaliste, essayiste, romancier et poète, a donné vie à l'un des personnages mythiques du roman noir, le détective privé barcelonais Pepe Carvalho. Montalban, disparu en 2003, a tenu, à travers son personnage, une chronique d'une lucidité et d'une justesse remarquables de la transition de l'Espagne franquiste et postfranquiste (le général Franco est mort en 1975) vers l'Espagne contemporaine. Pepe Carvalho et ses compères (Charo, sa maîtresse, Biscuter, son secrétaire-cuisinier, ancien détenu des geôles franquistes, et Bromure, un cireur de chaussures qui lui sert d'indicateur) font aussi revivre la Barcelone popu-laire de cette époque, la vie excentrique et colorée des ramblas et du barrios, à une époque où les grands projets immobiliers et touristiques du bord de mer n'avaient pas encore vu le jour. Les trois romans qui composent ce premier tome (Tatouage, Les Mers du Sud, Meurtre au Comité central) racontent la mue de Barcelone, la montée de la corruption, la collusion entre politiciens et promoteurs immobiliers (déjà...), mais aussi la difficile mue du Parti communiste espagnol, qui doit gérer la transition entre la résistance au franquisme et la participation à la nouvelle vie démocratique de l'Espagne. Carvalho aime les femmes et la cuisine, il est l'antithèse d'un autre héros célèbre de roman noir européen, le dépressif commissaire Wallander, du suédois Henning Mankell. Surtout, à travers à son héros, Montalban porte sur le peuple espagnol un regard éclairé mais chaleureux, qui nous aide à comprendre la réalité de ce pays et de cette société, même à l'époque actuelle.
Le propos de Stuart Neville est tout à fait différent. C'est un nouveau venu dans l'univers du roman noir puisque Les Fantômes de Belfast est son premier livre. Si les romans de Montalban sont empreints d'odeurs de cuisine, de lumière et des bruits des ruelles des barrios, celui de Stuart Neville ressemble à un hiver irlandais, gris et humide. Il met en scène un ex-tueur de l'IRA, hanté par les douze personnes qu'il a assassinées sur ordre et qui, pour se débarrasser de ces ombres qui le hantent, décide d'exécuter un par un les commanditaires de ces meurtres, dont certains sont des politiciens en vue de la « nouvelle Irlande ». Cette Irlande est née le 10 avril 1998, lorsqu'est signé l'accord de paix dit du Vendredi saint, qui établit en Irlande du Nord un gouvernement consociatif, composé obligatoirement d'unionistes et de républicains, siégeant ensemble dans le gigantesque bâtiment du Stormont à Belfast. Pour autant, il faudra bien une dizaine d'années pour que le calme revienne, et que l'IRA ne pose définitivement les armes, en 2005. Le roman de Stuart Neville fait revivre la violence extrême qui régnait dans les années 1970-1980 en Irlande du Nord, 500 morts pour la seule année 1972, celle du « bloody sunday » le 30 janvier, lorsque des soldats britanniques tirent sur une marche pacifique de 20 000 personnes.

Loyalistes (favorables à Londres) et républicains se lancent dans une surenchère d'assassinats et de violences. Ces événements sont trop récents, et ont trop marqué la société nord-irlandaise pour que toute trace en soit effacée. C'est ce que suggère ce livre, admirablement construit et dont la tension est permanente. De la tension, il y en a aussi beaucoup chez les dirigeants politiques chinois. La récente mise à l'écart d'un enfant chéri du régime chinois, Bo Xilai, ancien patron de la ville de Chongqing, a montré qu'aux plus hauts niveaux de l'exécutif chinois, corruption et règlements de compte étaient monnaie courante. La femme de Bo Xilai, avocate célèbre, est même soupçonnée d'avoir assassiné un homme d'affaires britannique, avec qui la famille était associée. La presse britannique a révélé voici peu que la famille Bo Xilai avait acheté deux appartements à Londres, un luxe tout à fait hors de propos pour un cadre dirigeant du Parti. Cela fait dix ans maintenant que l'écrivain chinois Qiu Xiaolong, né à Shanghai en 1953, professeur de lettres, spécialiste de la poésie chinoise et américaine, traducteur de T.S. Eliot, explore l'univers des dirigeants chinois et en fait le thème central de romans noirs dont le héros est Chen Cao, inspecteur principal de la police criminelle de Shanghai, membre du Parti, traducteur de poètes américains en chinois à ses heures perdues, et grand amateur de cuisine.

Depuis son premier roman publié en France, Mort d'une héroïne rouge, en 2001, Qiu Xiaolong, qui écrit en anglais et vit aux États-Unis (il y faisait des recherches sur Eliot et a décidé d'y rester après les événements de Tian'anmen en 1989), raconte l'évolution économique et politique de la Chine. Les huit romans noirs qu'il a écrits à ce jour mettent en scène les enfants gâtés des héros de la révolution, les hommes d'affaires pressés de faire fortune, la spéculation immobilière, la disparition des quartiers traditionnels de Shanghai, mais aussi l'embarras des cadres du Parti mis devant la nécessité d'enquêter sur l'un des leurs ou un homme d'affaire richissime, soupçonné de malversations. Chen est membre du Parti, certes, mais il essaie d'exercer sa mission dans la plénitude de ses responsabilités, sauf cas de force majeure... Dans Cyber China, l'inspecteur principal doit enquêter sur le prétendu suicide du directeur de la commission d'urbanisme de Shanghai, l'un des postes les plus en vue de la municipalité, régnant notamment sur la construction et la gestion des terrains. L'homme était placé sous shuanggui, une forme de détention illégale initiée par les départements de contrôle de la discipline du Parti. Ce statut est souvent appliqué aux hauts fonctionnaires communistes accusés de corruption, dans le cadre d'enquêtes réservées à la direction du Parti, sans intervention de la police ou de la justice. Comment un homme de cette importance, surveillé en permanence, visé par une campagne sur Internet cherchant à le déstabiliser, a-t-il pu se suicider dans sa chambre de la Villa Moller, un hôtel qui existe vraiment, dans le centre de Shanghai, délire architectural d'inspiration scandinave, construit par un riche homme d'affaires européen au début du XXe siècle ? Seule l'enquête de l'inspecteur principal Chen permettra de le déterminer.Les romans de Qiu Xiaolong ont un charme particulier, comparable à ceux de Montalban, en ce sens qu'ils s'attachent à faire vivre une ville, ses quartiers populaires, les transformations qu'elle subit, mais aussi ses trésors culinaires, gardés au secret dans les petits restaurants qui ne paient pas de mine, à Barcelone ou à Shanghai. Cela fait partie aussi du voyage que nous proposent ces deux auteurs et qui nous chatouille le palais plus d'une fois.

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