Le fossé se creuse entre comptables et financiers

Par Philippe Leroy
, PDG de Détroyat Associés.

Avec le discours ambiant sur la "fair value", il ne faudrait pas oublier que le but premier de la comptabilité est de fournir des informations sur la solvabilité d?une entreprise: il s?agit de rassurer l?Etat sur sa perception de l?impôt et les créanciers sur le recouvrement de leur argent. Pour produire les informations comptables, les professionnels ont défini plusieurs principes fondateurs dont la prudence qui conduit à ne pas prendre en compte une recette si elle est compromise et à enregistrer une créance dès la possibilité de sa survenance.

Or, dans l?application des normes IFRS, les comptables doivent enregistrer des opérations de valorisations ou de dévalorisations d?actifs. Les valeurs sont déterminées par une approche financière qui, par nature, s?intéresse aux flux futurs et dont la matière première est le risque qui leur est associé, le gain ou la perte potentiels que cela représente. Autant de mot, de concepts et de pratiques qui sont à l?opposé de la démarche comptable. Comment en sommes-nous arrivés là quand on sait que de surcroît, les écritures qui résultent de ces exercices n?ont aucun impact sur le résultat fiscal et ne donnent aucune information complémentaire aux créanciers sur la solvabilité ?

D?une certaine façon, les financiers n?ont plus voulu faire leur métier qui est d?évaluer les sociétés et ils ont cherché à faire endosser la responsabilité de se prononcer sur la valeur des biens sur d?autres épaules que les leurs. Symétriquement, les comptables ont fait une ingérence dans la finance pour faire des évaluations d?actifs à la place des financiers.

Le paradoxe de cette construction est que par besoin de se protéger (aussi), les comptables font alors signer toute sorte de décharge aux dirigeants de l?entreprise qu?ils sont censés contrôler tout en ayant recours à des travaux d?expertise extérieures (sur lesquels ils n?ont pas de prise) commandées par ces mêmes dirigeants et qui vont être pris comme référence dans l?acte de la signature des comptes. Les dirigeants arrêtent les comptes tout en ayant été sollicité pour s?exprimer sur la valeur des actifs qui y figurent !

C?est un exercice circulaire dont on a du mal à percevoir qui porte la responsabilité et où la zone grise procure, de bonne foi, aux sociétés des marges d?interprétation tout en donnant l?impression de respecter des règles très précises. L?exploitation de ce que cela produit est porteuse de grandes confusions. En effet, d?une société à l?autre les risques sur les actifs concernés par des dépréciations sont perçus de façon différente. A données de marché pourtant égales, certaines sociétés opéreront des dépréciations alors que d?autres ne le feront pas ou bien opèreront des dépréciations d?une moindre ampleur.

On a pu observer des situations de cette nature dans des sociétés disposant de filiales communes? L?évaluation des actifs incorporels, comme les marques par exemple, donne tout un florilège de situations où le même objet peut être comptabilisé de quatre façon différentes. A valeur nulle, si la marque appartient à la société depuis sa création, à sa valeur historique ou amortie selon le choix au moment de l?entrée en comptabilité, enfin, à sa valeur d?acquisition dépréciée si de tels tests ont été nécessaires. En conséquence, pour y voir clair, l?approche financière devra opérer des retraitements parfois complexes de l?information fournie par les comptables pourtant supposée fiable et complète pour les investisseurs?

Pour se résumer, la pratique de la fair value a conduit tous les protagonistes à perdre leur âme. Les comptables, en remplissant des misions diverses et opposés, sous l?apparente réconciliation du conflit d?intérêt (pourtant structurel) entre le créancier et l?actionnaire. Et les financiers, en oubliant que sa raison première est l?analyse, la compréhension et la mesure du risque. Et pour finir, les sociétés, sont très dubitatives de voir que les questions nouvelles qui leurs sont posés ont leur réponse dans les comptes qu?elles ont pourtant mis plus de temps à établir.

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