Dépenser plus pour faire moins de recherche ?

Par Pierre Aucouturier, biologiste, directeur d'équipe à l'Inserm et professeur à la faculté de médecine Pierre-et-Marie-Curie et Éric Leichtnam, mathématicien, directeur de recherche au CNRS.

Les finalités de la recherche scientifique sont souvent mal comprises : pour le grand public, la science n'a de raison d'être que par ce qu'elle apporte au bien-être matériel et à la santé. Aussi le principe de la recherche "sur projets", fortement développé depuis 2005, peut-il sembler a priori séduisant : il s'agit de soutenir les laboratoires sur la base de projets courts (deux à quatre ans) dont la démarche et les résultats attendus doivent être précisément identifiés à l'avance. Les chercheurs s'adressent en particulier pour cela à l'Agence nationale de la recherche (ANR), dont les fonds sont publics. Hélas, outre le fait que les découvertes essentielles surviennent rarement dans le cadre de tels projets à court terme, ce système présente de graves inconvénients.

Une première difficulté est la conception même d'un dossier de candidature à un financement par l'ANR, qui demande une énergie et un temps considérables. Les formulaires à remplir sont inutilement compliqués, et mal conçus car formatés de façon identique pour toutes les sciences, exactes, expérimentales ou appliquées.

Surtout, l'expertise sérieuse d'un tel dossier demanderait elle aussi un effort de plusieurs jours. L'ANR est censée s'appuyer pour cela sur les avis de scientifiques de réputation mondiale à qui les dossiers sont transmis. On demande à l'expert, lui-même chercheur, d'indiquer si, d'ici à quelques années, une idée nouvelle jaillira dans le cerveau des postulants pour accomplir la percée qu'ils espèrent. Or les experts sollicités, déjà débordés par leurs propres recherches et par d'autres évaluations, n'ont qu'un temps très insuffisant à consacrer à l'examen d'un dossier. Un chercheur actif pourra rarement dédier plus de deux ou trois heures à la conception et à la rédaction de son rapport d'expertise ; ce temps inclut l'examen du dossier, une réflexion qui peut requérir une étude bibliographique, et l'écriture d'un texte. Quels que soient la compétence et le dévouement des experts, la fiabilité de l'évaluation n'est donc pas du tout assurée. Ce problème est fondamental.

Les conditions de sélection des dossiers sont extrêmement opaques, et les refus sont trop brièvement et insuffisamment justifiés. À la différence des agences et fondations anglo-saxonnes qui communiquent aux postulants l'intégralité des rapports d'expertise, l'ANR n'envoie qu'un résumé succinct et peu argumenté, tard après la décision. Certains démontrent clairement que le dossier n'a pas été étudié sérieusement. Ainsi le refus de financer un projet (plus des trois quarts des demandes), loin d'inciter son amélioration, a pour seule conséquence la perte de temps liée au travail de conception du dossier.

Globalement, ce système trop lourd ne permet pas de financer un projet innovant ayant besoin de fonds dans un bref délai.

Si le projet est accepté, des conditions bureaucratiques très tatillonnes sont imposées pour utiliser l'argent, forçant les chercheurs à diminuer notablement leur temps consacré à la recherche pour satisfaire aux exigences de formalités administratives inutiles.

Au total, un tel système aboutit à dépenser plus d'argent pour faire moins de recherche. Ce fonctionnement est dissuasif pour de nombreux chercheurs, et d'excellents scientifiques partent dans des pays où l'obtention de crédits est plus facile et rapide.

L'ANR a justifié son existence par sa prétendue volonté d'indépendance et de transparence. Ces qualités ne sont pas remplies. Il serait plus efficace d'augmenter la dotation récurrente des laboratoires, ce qui permettrait aux chercheurs de pouvoir utiliser rapidement des moyens aux moments où il faut avancer vite, et de conduire sereinement les travaux à long terme capables de faire progresser les connaissances fondamentales indispensables aux développements technologiques de demain.

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Commentaires 15
à écrit le 30/03/2010 à 13:26
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Le commentaire de Romain est essentiel: il montre que le domaine de la connaissance est public et universel, et qu'il est non seulement absurde mais aussi délétère de lui imposer le système de la concurrence, puisqu'un chercheur ne peut être évalué q...

à écrit le 30/03/2010 à 10:57
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Reponse a Romain: merci pour votre intervention. L'une des nombreuses raisons pour lesquelles la grande majorite des experts ne passe que 2 heures (3 au grand maximum) pour examiner un dossier ANR est qu'on leur demande de ne pas utiliser les idee...

à écrit le 29/03/2010 à 18:31
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Un truc que je ne comprend pas tres bien, c'est pourquoi envoyer les projets novateurs de bons scientifiques a leurs concurrents directs et indirects du monde entier pour a la fin les subventionner de la meme maniere que precedemment. Balancer ses i...

à écrit le 29/03/2010 à 8:26
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Pour avoir connu les deux époques, je me demande quel système est le pire. Il me paraît clair, d'après tous les avis que j'ai pu récolter, que l'évaluation par l'ANR est circulaire (finance ceux qui ont déjà), partiale, et largement incompétente à fi...

à écrit le 27/03/2010 à 15:35
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Réponse à EL : faire une critique constructive du fonctionnement actuel de l'ANR semble un excellent projet, et je suis bien d'accord avec vous sur le fait que les procédures actuelles peuvent être améliorées. Dans l'ensemble les aménagements que vou...

à écrit le 27/03/2010 à 8:26
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REPONSE AU COMMENTAIRE ecrit par Chercheur Dubitatif. 20 heures de travail seulement pour trouver des laboratoires partenaires, se mettre d'accord avec eux, concevoir, rediger et soumettre (en tant que chef de projet) un dossier ANR, satisfaire aux ...

à écrit le 26/03/2010 à 14:53
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Cher collègue 'chercheur dubitatif', je me permets d'intervenir car vous défendez un point de vue que quasiment personne ne soutient. Vos performances sont sans doute très au dessus de la moyenne pour boucler aussi vite vos dossiers -mais peut-être a...

à écrit le 26/03/2010 à 14:32
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Cher collègue 'chercheur dubitatif', je me permets d'intervenir car vous défendez un point de vue que quasiment personne ne partage. Outre vos performa

à écrit le 26/03/2010 à 12:40
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Merci à EL pour sa réponse. Ayant monté et participé au montage de plusieurs projets ANR (dont certains sélectionnés) je maintiens que 2 jours de travail complets, soit 20h (réparties sur une période plus longue) suffisent pour monter un projet -- y ...

à écrit le 26/03/2010 à 12:06
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REPONSE AU COMMENTAIRE ecrit par Chercheur Dubitatif. La redaction d'un dossier ANR "projet blanc" comprend largement plus de trente pages. Il est completement impossible de boucler cela en deux jours. Il faut un temps de maturation et de reflexion ...

à écrit le 26/03/2010 à 8:40
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Réponse au comentaire écrit par 'Tomates': Comme beaucoup, vous confondez innovation technologique et découverte scientifique. C'est simplement parce que vous êtes dans le monde de la production (matérielle, j'entends..), et je ne vous en veux pas ...

à écrit le 26/03/2010 à 8:06
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100% d'accord même si certains points mériteraient plus de développements. L'origine de ces problèmes tient à mon avis à la méconnaissance dramatique de l'Histoire des Sciences des "politiques". Ils sont ou bien sourds ou stupides. Dans tous les cas ...

à écrit le 26/03/2010 à 7:10
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Le point de vue des auteurs ne correspond guère à mon vécu de chercheur. Il y a 10 ans, jeune chercheur, pour avoir une miette de financements, il me fallait aller perdre des heures dans des réunions de labo et "draguer" les vieux mandarins qui tenai...

à écrit le 25/03/2010 à 20:43
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A part de faire de tomates (exemple ..) qui n'ont aucun gout, je ne vois pas trop les bienfaits apportés par certains pans de la recherche publique. Ce qui est cherché (et rarement trouvé) est il tellement secret ??, pourquoi la plupart des brevets "...

à écrit le 25/03/2010 à 14:48
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Ca fait plaisir de voir expliquer de manière si claire les soucis actuels que nous avons avec les financements. Je suis dans la recherche depuis 10 ans et je commence à me demander ce qui restera dans 10 ans... Je ne suis pas très optimiste.

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