Oublions le "droit à l'oubli" numérique  !

Par Yan Claeyssen, président d'ETO Digital, enseignant à l'université de Paris-Dauphine.

Le secrétariat d'Etat à l'Economie numérique réfléchit actuellement à la mise en place d'un "droit à l'oubli" sur Internet. L'objectif est de protéger les internautes contre l'exploitation malveillante de leurs données personnelles. Une consultation publique a été lancée le 15 avril. Ces données peuvent ou bien avoir été déposées volontairement par l'internaute (Facebook, blog, Twitter...), ou bien avoir été "tracées" par un dispositif de marketing "on line" (régie publicitaire, CRM d'un "e-commerçant" ou d'un portail...).

La Cnil et plusieurs associations réclament la mise en place de ce droit à l'oubli, voire son inscription dans la Constitution, de manière à protéger la vie privée et à éviter que ces données personnelles soient utilisées par des tiers à l'insu de l'individu concerné. Concrètement, l'idée est de permettre à tout internaute d'exercer un "droit de suppression des données" simplement.

La crainte principale est l'émergence d'une société de surveillance numérique généralisée. Les organisations (Etat, entreprises...) comme les particuliers peuvent potentiellement pister les individus en collectant un ensemble d'informations personnelles laissées sur Internet. Cette crainte est légitime. Nous ne sommes pas incognito sur le Net. Notre activité en ligne laisse des traces et ces traces peuvent nous suivre toute notre vie. Pour autant, je pense que l'établissement d'un droit à l'oubli numérique est une fausse bonne idée.

Tout d'abord, il est illusoire de vouloir légiférer dans un contexte technologique international. Sur Internet, les données sont hébergées dans plusieurs serveurs souvent dispersés aux quatre coins du monde. L'application d'un droit à l'oubli numérique européen, et a fortiori français, est une utopie complète. La loi sera inefficace et constituera de fait une surpromesse de protection que l'Etat régalien ne pourra assurer. Mais surtout, au-delà de l'impossibilité d'appliquer un tel droit, la réflexion sur ce droit à l'oubli numérique m'interpelle d'un point de vue philosophique. Il me semble essentiel de s'interroger sur les raisons qui poussent une société à réclamer un droit à l'oubli numérique comme prolongement du droit à la vie privée.

L'inscription de ce type de droit au sein de la Constitution me semble très risquée. Ce droit à l'oubli pourrait rapidement être assimilé à un droit de dire et de faire n'importe quoi sur l'ensemble des médias digitaux : "ce n'est pas grave, je pourrai toujours demander que mon discours soit effacé de l'ensemble de la mémoire collective numérique." Ce droit à l'oubli constitue un premier pas vers un révisionnisme numérique potentiel, à l'exact opposé des valeurs qui fondent notre conception de la responsabilité, de la mémoire, de l'histoire, et par là de notre société. Le droit à l'oubli est censé protéger notre liberté tout en nous déresponsabilisant de nos actes. Etrange paradoxe.

Le droit à la vie privée et celui à l'intimité sont des droits fondamentaux. La vraie question est donc bien : comment penser et protéger la vie privée et l'intimité dans le cadre de la société numérique qui se dessine aujourd'hui ? Ce n'est pas en légiférant que l'on protégera les individus, mais en leur apprenant à se servir de ces nouveaux supports et à les exploiter pour se protéger eux-mêmes. Pour protéger la vie privée des internautes, d'autres moyens existent, comme la sensibilisation dès l'école primaire des enfants au bon usage d'Internet, une information transparente et pédagogique des usagers sur les différents sites Web, la mise en place par les logiciels de consultation Web de dispositifs plus simples pour surfer de manière anonyme, ou le respect des lois déjà existantes contre la diffamation, l'usurpation d'identité, l'exploitation malhonnête de données privées, etc...

Nous sommes dans une période de transition. Il est nécessaire de protéger les individus des conséquences parfois néfastes de leurs usages de technologies qu'ils ne maîtrisent pas encore. Mais faut-il pour cela mettre en place une loi inapplicable et dont les conséquences pourraient être encore plus désastreuses ? Chaque technologie génère ses "accidents". Il faut donc mettre en place des règles, un code de la route, pour réduire le nombre de ces "accidents". La loi pour l'oubli numérique n'est pas un code de la route, c'est un passe-droit qui ne garantit rien d'autre que son inefficacité.

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