Révoltes frumentaires et printemps arabe

La recette de l'arbitrage de Phillips, entre inflation et chômage, ne peut plus fonctionner dans le monde actuel. Car chômage et inflation ne se trouvent plus au même endroit.
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Dans les analyses des révoltes victorieuses de Tunis et du Caire, on entend souvent une forme de surprise sur la discordance entre le mécontentement populaire et la bonne santé économique affirmée des pays concernés. Ainsi, il y aurait quelque chose de mystérieux dans le décalage entre la colère de la rue cairote et le taux de croissance de l'économie égyptienne, un taux depuis dix ans de 5% par an en moyenne. En fait, outre les dimensions politiques du soulèvement, cette présentation oublie qu'historiquement les peuples se sont plus révoltés contre la hausse des prix que contre le chômage. Les révoltes frumentaires ont été le lot commun des pays d'Europe aux XVIIIème et XIXème siècles, jusqu'à ce que la production agricole assure la disparition des disettes.

En France, sur ces deux siècles, les années d'augmentation brutale du prix du blé furent 1709, 1729, 1740, 1768, 1775, 1788, 1799, 1812, 1829, 1847. Quiconque compare ces dates avec les événements historiques retrouve sans difficulté la guerre des Farines et le départ forcé de Turgot, la Révolution, le coup d'Etat du 18 brumaire, les Trois Glorieuses et la fuite de Charles X, la révolution de 1848 et le printemps des peuples européens. Publiant au début du XVIIIème siècle le premier Traité de police jamais publié en France, Nicolas de La Mare, qui fut en quelque sorte un des premiers préfets de police de Paris, écrivait : "la sûreté publique n'est jamais plus exposée que dans les temps que l'on manque de pain ou que l'on n'en peut avoir qu'avec peine."

Dans les analyses et les pratiques actuelles qui tendent à ignorer ces dangers de l'inflation, nous retrouvons une erreur courante ; celle, selon le mot de Keynes, qui consiste à mener la politique économique d'auteurs morts et donc dépassés. Ce jugement s'appliquant à Keynes lui-même, le monde est en train de connaître les conséquences de politiques économiques conçues après la crise de 1929 et dont un des fondements essentiels est l'arbitrage de Phillips, c'est-à-dire l'arbitrage inflation-chômage. Aujourd'hui, la vision keynésienne des années 1960 de cet arbitrage qui semble régner à Washington est triplement dangereuse.

D'abord parce que, avec la mondialisation, cet arbitrage touche un champ géographique nouveau. Concrètement la politique monétaire expansionniste de Bernanke a des conséquences en termes d'inflation qui ne se limitent pas au territoire américain. L'excès de monnaie mise en circulation aux Etats-Unis conduit à un excédent de demande américaine par rapport à l'offre nationale. Si les autorités de Washington en attendent une augmentation de la production et donc le retour au plein-emploi, elles en retirent en fait la consolidation d'un déficit commercial pharamineux qui inonde le monde de dollars. Ces dollars provoquent une inflation mondialisée qui éclate en bulles sur les matières premières, notamment alimentaires.

Ensuite parce que, derrière la courbe de Phillips, il y a l'idée d'un arbitrage politique implicite qui veut que le chômage soit socialement plus dangereux que l'inflation. Si cela est probablement vrai dans les pays développés, où en particulier la structure de consommation rend la population moins sensible à la hausse des prix alimentaires, il n'en va pas de même dans les pays émergents. L'inflation mondialisée née de la politique monétaire expansionniste de la Fed est en train de dégénérer en révoltes frumentaires. Enfin parce que, dans l'interprétation théorique que l'on doit faire de la courbe de Phillips, on doit se souvenir que, si le chômage permet de réduire l'inflation, en revanche les politiques de relance monétaire débouchent assez souvent sur la stagflation.

Le monde d'aujourd'hui vit de fait dans la stagflation, mais nos dirigeants ne veulent pas le voir parce que le chômage et l'inflation ne sont pas au même endroit. Il y a du chômage au Nord et de l'inflation au Sud. Au Nord, on perd les élections comme Obama en novembre dernier. Mais, au Sud, on perd le contrôle de la rue. Il faut reconnaître qu'à Tunis comme au Caire, nul ne regrettera ceux qui ont perdu ce contrôle. Mais l'histoire n'est pas finie et il serait dangereux de continuer des politiques monétaires dont le bilan ultime est l'émeute.

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