Pourquoi l'intelligence culturelle devient une urgence stratégique

Par Ludovic Jeanne, professeur de management interculturel (EM Normandie).
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De plus en plus d'entreprises s'intéressent aux problématiques interculturelles. Le déni puis les réactions défensives et les minimisations laissent petit à petit place à une acceptation consciente des enjeux et de la réalité des processus. Cependant, bien des croyances restent vivaces et empêchent une vraie prise de conscience collective des enjeux stratégiques pour nos entreprises et nos économies. Heureusement, la géologie et certaines évolutions géostratégiques récentes vont nous y aider... par la force !

La presse généraliste et économique s'est fait l'écho, ces derniers mois, de développements géostratégiques et géo-économiques majeurs, impliquant notamment la Chine, le Japon et les Etats-Unis. Ces développements, dont la phase initiale remonte à 2009, concernent la question des terres rares. Ces dix-sept éléments métalliques - dont surtout quatre d'entre eux - sont vitaux pour toutes les technologies du XXIème siècle : technologies vertes, miniaturisation électronique, écrans digitaux, informatique, Internet, etc. Sans terres rares, plus de téléphone portable, plus d'ordinateur, plus d'ampoules basse consommation, plus d'alliages précieux pour nos industries aérospatiales ou militaires. Mais, désormais, chacun commence à le savoir, la Chine contrôle 97% de la production de ces matières premières vitales. A travers ce contrôle, la Chine dispose d'une véritable arme de dissuasion pour obtenir bien des concessions sur des sujets variés (économiques et financiers, mais aussi politiques et géostratégiques) de la part des grandes puissances : États-Unis, Japon et Union européenne en tête.

Pourtant, la plus grande mine au monde hors de Chine est... aux Etats-Unis. Comment les Etats-Unis ont-ils pu laisser s'installer une telle situation, rendant même dépendant du bon vouloir chinois leur appareil militaire, pour son développement comme pour sa maintenance ?

L'analyse fine des événements depuis les années 1960 permet de tirer quelques enseignements et d'identifier quelques urgences. D'abord, tout démontre que cette situation n'est pas - comme on peut encore le lire récemment dans la presse française - un concours de circonstances, une sorte d'accident. Les dirigeants chinois suivent cette stratégie depuis longtemps, consciemment, méthodiquement, patiemment. Ils ont même cherché à contrôler les principales ressources hors de Chine : aux États-Unis et en Australie ! Les sources ouvertes permettent de le vérifier.

Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que "nous" avons été incapables de détecter une stratégie basée sur quelques principes simples et évidents en Extrême-Orient : penser sur le long terme (au moins vingt ans, sans doute plus), progressivité des manoeuvres (il y a vingt ans entre le début de l'exploitation minière et l'explosion de la production), laisser faire d'autres (l'Etat chinois a soigneusement laissé agir des intérêts apparemment privés pour développer sa production, mais maintenant reprend le contrôle de tout le secteur et cherche à éliminer toute exploitation illégale), rendre impossible le maintien des avantages/des positions de l'adversaire (sous l'effet de l'effondrement des prix, les mines ont fermé à travers le monde... y compris aux États-Unis), ne jamais se servir d'une arme jusqu'à ce que son usage soit imparable et devenu nécessaire, toujours paraître plus faible que l'on est, éviter que l'adversaire ne prenne conscience d'anormalités, de vulnérabilités ou de menaces, etc. In fine, la base de la pensée stratégique et tactique chinoise peut être ainsi résumée : façonner méthodiquement une situation rendant impossible ma propre défaite puis certaine celle de l'adversaire. Les dirigeants chinois sont les fidèles successeurs de Sun Zu et notre naïveté est sans excuse. Car tout cela est connu.

Mais ce mode de pensée déborde le nôtre, sur beaucoup de points il est même contradictoire avec nos référentiels culturels occidentaux : des échelles de temps pour se projeter beaucoup plus courtes, des modes de communication beaucoup plus explicites qui ne nous entraînent pas à traiter les signaux faibles et nous font attendre les formes explicites de conflictualité pour passer à un mode de pensée et d'analyse stratégique (au sens militaire du terme). Développer cette intelligence culturelle nous rendant capables de comprendre une stratégie basée sur d'autres concepts que les nôtres est devenu une urgence vitale pour nos économies et nos entreprises. Comprendre une situation, un comportement, une stratégie, c'est se donner une chance d'en (re)prendre le contrôle.

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