Apprendre à penser l'improbable

Dans la majorité des cas, il existe des signes précurseurs qui permettent de prévoir un krach imminent. Ces spirales, loin d'être totalement imprévisibles, se nourrissent progressivement de leur dynamique propre jusqu'à produire des scénarios qui semblaient a priori impensables.
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L'actualité financière récente montre une fois de plus que c'est bien le hasard "sauvage", et non le hasard "bénin", qui gouverne les marchés. Rappelons que, dans la vision du mathématicien Benoît Mandelbrot et du philosophe Nassim Taleb, le hasard sauvage caractérise les phénomènes aléatoires où les événements rares ont autant d'impact, à eux seuls, que la totalité des événements "normaux". Pour l'investisseur, cela a une implication très fâcheuse : il peut perdre en quelques jours les gains accumulés sur plusieurs années !

Or, l'étude des mouvements de marché extrêmes sur un historique long montre leur nature souvent endogène. Dans la majorité des cas, plusieurs signes précurseurs permettaient de prévoir la possibilité d'une catastrophe imminente. Le premier signe est celui d'un comportement excessivement moutonnier des investisseurs (la "bulle financière"). Le chercheur Didier Sornette montre ainsi que la majorité des grands krachs de l'histoire financière ont été la conséquence directe de l'expansion d'une bulle financière au cours des années qui les ont précédés. Quand de nombreux investisseurs ne se positionnent sur un actif que dans une logique d'imitation, un système extrêmement instable se construit : les investisseurs financent à crédit l'achat d'un actif déjà surévalué, renforçant par-là même sa surévaluation. Quand les mauvaises nouvelles arrivent, la musique s'arrête brutalement et tout le monde se précipite vers la sortie, provoquant une rupture instantanée de la liquidité et un krach.

Le deuxième signe précurseur, à plus court terme, est la présence d'une spirale baissière sur un actif. Quand un actif financier enclenche une longue phase baissière, plusieurs mécanismes autoamplificateurs du mouvement se mettent en oeuvre. En premier lieu, des investisseurs qui l'ont acheté à crédit sont obligés de le liquider rapidement faute de pouvoir le refinancer, accélérant sa chute et mettant en défaut d'autres acheteurs. En deuxième lieu, les participants du marché convergent spontanément vers une vue baissière sur cet actif : chacun des participants pensant que les autres pensent qu'il va baisser, le prix baisse effectivement et les croyances baissières se cristallisent. Comme Georges Soros l'a bien décrit, les marchés financiers et l'économie réelle sont "réflexifs" : ce sont les marchés financiers qui écrivent leur propre histoire et façonnent parfois l'économie réelle.

Le troisième signe avant- coureur, lui aussi de court terme, est la dégradation des conditions de liquidité. La liquidité représente la facilité avec laquelle les acteurs peuvent emprunter pour financer un actif. Mais elle traduit aussi la facilité avec laquelle une position peut être liquidée. Or, il existe des indicateurs instantanés pour mesurer ces deux facettes de la liquidité : ce sont les compensations, encore appelées "primes de risque", que les investisseurs exigent en contrepartie des risques de marché ou de crédit. Quand la liquidité est abondante, les coûts du risque sont durablement faibles et, par conséquent, les investisseurs se prêtent aisément. A l'inverse, quand la liquidité se tarit, les coûts du risque augmentent, les investisseurs ne se prêtent plus et des liquidations forcées de positions se produisent, provoquant des effets de contagion entre acteurs et classes d'actifs. Depuis 2007, le vecteur de transmission des crises de liquidité est le financement des grandes banques. Qu'une seule grande banque rencontre des difficultés de refinancement et c'est tout le système financier qui est menacé d'arrêt cardiaque.

En réalité, ces modèles comportementaux de détection du chaos s'appliquent à l'ensemble des phénomènes régis par l'interaction d'acteurs individuellement rationnels mais collectivement polarisables : succès et échecs commerciaux, bulles médiatiques, mouvements sociaux, géopolitique, réseaux sociaux... Les révoltes dans le monde arabe et le mouvement des "indignés" sont des exemples de processus chaotiques aux lourdes retombées. Plutôt que comme des "cygnes noirs" totalement imprévisibles, ils se définissent mieux encore comme des "trous noirs", des attracteurs qui polarisent les croyances d'une population jusqu'à l'extinction des opinions alternatives. Ces spirales, loin d'être totalement imprévisibles, se nourrissent progressivement de leur dynamique propre jusqu'à produire des scénarios qui semblaient a priori impensables.

Les "trous noirs" échappent à notre rationalité. Dans un monde interconnecté où des événements singuliers peuvent infléchir le cours de l'histoire globale, les modèles classiques de représentation du hasard s'avèrent stériles, voire contre-productifs. Apprendre à penser l'improbable sera l'un des grands défis du siècle.

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Commentaires 4
à écrit le 17/09/2011 à 16:22
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il est toujours facile de dire aprés qu ils existaient des signes précurseurs. Le probléme est savoir faire face à l imprévisible. Pas de le penser, de le combattre. Seuls le marketing des expérimentations et celui des hypothéses permet , par intera...

à écrit le 17/09/2011 à 16:17
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il est toujours facile de parler de signes précurseurs. Le vrais sujet face à l improbable est de savoir le traiter , comment réagir. Les signes précurseurs existent toujours aprés. Seul le marketing des expérimentations peut nous permettre de jugule...

à écrit le 15/09/2011 à 13:01
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Messieurs, merci pour votre intéressante analyse. Mais les "trous noirs" du futur ne seront-ils pas repérables - au moins en partie - sur de nouvelles dimensions, qui ne seront dès lors connues qu'après...? L'imprévisibilité d'une partie des variable...

le 16/09/2011 à 5:38
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Bonjour Merci pour votre commentaire. Ce qui permet la prédiction, c'est l'existence d'invariants derrière la plupart des mouvements exubérants sur les marchés. Ainsi, on a pu montrer que dans une bulle, le prix croît souvent de manière hyperbolique...

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