"Le Club Afrique Développement sera l'un des porte-voix du secteur privé africain" (Mohamed El Kettani, PDG du groupe Attijariwafa bank)

Dans cet entretien exclusif accordé à La Tribune, en clôture du IVe Forum Afrique Développement co-organisé par Attijariwafa bank et Maroc Export à Casablanca, Mohamed El Kettani, PDG du groupe Attijariwafa bank, partage sa vision des enjeux économiques de l'Afrique. Avec une triple optique : son expertise de banquier présent dans 14 pays du continent ; la vision stratégique marocaine d'une coopération sud-sud ; le partenariat entrepreneurial avec la France.
Alfred Mignot
Mohamed El Kettani, PDG du groupe Attijariwafa bank.

LA TRIBUNE - Votre IVe Forum international Afrique Développement [FIAD], a remporté un grand succès - on en parle désormais comme "le Davos de l'Afrique" -... et pour la seconde fois, vous avez choisi de l'organiser en partenariat avec Maroc Export, l'organisme public de promotion des exportations. Pourquoi ?

 MOHAMED EL KETTANI - Comme vous le savez, les deux premières éditions du Forum International Afrique Développement furent organisées à l'initiative de notre groupe Attijariwafa bank. Dès la troisième édition, en 2015, nous avons voulu donner une envergure beaucoup plus importante à cet événement, compte tenu de la demande très forte émanant de nos filiales africaines. Leur clientèle d'opérateurs économiques a en effet apprécié de se réunir dans un lieu de dialogue, sur des problématiques qui concernent la promotion du secteur privé, et surtout d'avoir la chance de se trouver face à des gouvernants - car nous impliquons toujours les gouvernements et les administrations centrales pour échanger sur des sujets concrets, relatifs  au secteur privé.

Compte tenu du fait que nous avons déjà une coopération avec Maroc Export, puisque nous les accompagnons à travers nos filiales dans les missions qu'ils organisent au niveau du continent africain - c'est une institution qui fait de l'excellent travail sur le plan de la promotion de l'offre marocaine à l'international - nous avons eu l'idée de sceller un partenariat avec eux pour l'organisation de ce Forum, au service des opérateurs économiques, qu'ils soient africains ou non, mais opérant sur le continent africain.

Justement, lors de la soirée de clôture de ce IVe FIAD et de lancement de votre Club Afrique Développement [CAD], vous avez signé des conventions de partenariat avec des entités non africaines, BPIFrance et Santander. De quoi s'agit-il ?

Nous avons en effet signé deux conventions importantes. Celle passée  avec BPIfrance nous permet d'accéder à leur plateforme et réseau EuroQuity : cela nous ouvre les portes de  pratiquement 18000 entreprises membres. Idem avec Santander Trade qui dispose d'un club fédérant lui aussi quelque 18000 entreprises, essentiellement européennes et latino-américaines. C'est donc une double fenêtre sur le monde entrepreneurial européen, américain et asiatique qui s'ouvre pour les membres du Club Afrique Développement. 

Pour importantes qu'elles soient, ces deux conventions ne constituent qu'une première étape : nous signerons d'autres conventions de coopération, car l'essentiel pour nous est de bénéficier au mieux des possibilités offertes par le digital pour ouvrir des fenêtres d'opportunités aux acteurs africains sur le reste du monde.

Lors de cette même soirée, vous avez annoncé que vous comptiez déjà 600 inscrits au Club Afrique Développement. Quelle est la typologie de ces premiers adhérents ?

La quasi majorité sont des entrepreneurs, et de différents secteurs : de l'agrobusiness, du BTP, du génie civil, des sociétés de services et de services informatiques, des énergéticiens... et de toute taille, de la TPE-PME jusqu'aux grands groupes de multinationales. 
Et nous comptons aussi déjà deux premières organisations gouvernementales. Parce que, comme je l'ai souligné dans mon propos de présentation, outre le secteur privé africain, nous accueillons aussi au Club Afrique Développement les représentants des États africains qui en expriment le souhait. Et bien sûr, aussi, les intervenants internationaux sur l'Afrique.

Vous avez souligné que le ticket d'entrée n'est pas cher du tout... C'est-à-dire ?

Seulement 900 euros ttc par an ! C'est tout à fait symbolique, mais on voulait que les entrepreneurs paient quelque chose, pour donner du sens à leur acte...

Souvent, dans vos interventions, vous évoquez la perception du risque Afrique, dont vous estimez qu'elle est excessive. Pourquoi selon vous, et que faudrait-il faire, en termes de lobbying, pour faire évoluer les choses ?

Effectivement, la perception du risque africain par les organisations internationales reste vraiment assez restrictive par rapport à la réalité. Parce que quand on voit le taux de rendement des projets initiés en Afrique, on observe qu'ils sont extrêmement satisfaisants, et alors même que le coût du risque est extrêmement élevé. Pourquoi ? 
Peut-être pour la simple raison que les évaluateurs des directions de  management du risque au sein d'un certain nombre d'organismes n'ont pas suivi les évolutions qui caractérisent l'Afrique. Peut-être gardent-ils  en mémoire des critères pénalisants, mais désormais obsolètes. À mon sens, il faut quand même faire une différenciation entre le risque pays et le projet. D'autre part, face à la surabondance de liquidités à l'échelle internationale et à la chute des taux jusqu'à des niveaux extrêmement bas, voire négatifs pour certains pays développés, je crois que l'Afrique est aujourd'hui en capacité de mobiliser de l'épargne internationale à des conditions beaucoup plus favorables que ce qui lui est réclamé. 
Par ailleurs, si l'on considère les critères relevant de l'environnement des affaires, on constate que les pays les plus nombreux à évoluer favorablement ces dernières années sont ceux du continent africain. 
Et puis, c'est un fait que beaucoup de pays africains, dans le processus démocratique qu'ils ont lancé, portent désormais une grande attention à l'amélioration de la gouvernance institutionnelle. Par exemple, les conditions d'accès au marché deviennent de plus en plus transparentes, elles répondent de plus en plus aux normes et critères d'appels d'offres internationaux... Donc tout ceci doit interpeller la communauté financière internationale pour réévaluer à la baisse le risque Afrique.

Justement, selon une étude récente de EY sur un panel d'investisseurs, les trois quarts de ceux qui sont déjà présents en Afrique se sont montrés optimistes, tandis que le dernier quart,  ceux qui ne sont pas déjà présents, sont très pessimistes.  Les experts d'EY en ont conclu à un déficit de communication sur l'attractivité du continent. Le Club Afrique Développement a-t-il vocation à assumer une mission de plaidoyer ?

Effectivement ! Imaginez le CAD quand il aura fédéré 5 000 opérateurs économiques significatifs du continent ! Il sera l'un des porte-voix du secteur privé africain à l'égard de la communauté internationale, ainsi que des gouvernements africains, pour améliorer les conditions d'activité dusecteur privé. Donc l'un des objectifs majeurs du CAD, à travers son forum annuel et ses mini-forums régionaux, à travers ses interactions avec les organisations patronales et les gouvernements africains, ce sera en effet de constituer une force de proposition. Et nous souhaitons qu'à travers le CAD, ces hommes et femmes d'affaires qui seront nos membres actifs puissent exprimer d'une seule voix leurs recommandations, afin d'améliorer notamment la perception du continent africain par les investisseurs internationaux. 
Et je peux porter ici le témoignage de Attijariwafa bank : nous-mêmes, en tant qu'investisseur sur le continent africain, nous sommes très satisfaits en termes de retour sur capital.

Peut-on raisonnablement escompter une prochaine évolution positive des mentalités au regard de la perception du risque Afrique ?

Cela dépend des secteurs d'activité. Dans l'industrie bancaire qui est la nôtre, nous avons une vision à très long terme... Dans les activités industrielles ou de services, nous observons aujourd'hui des taux de rendement allant de 18 à 25 %, voire à 30 % dans un certain nombre de cas.  Donc pour les gens qui y croient, qui investissent -  je ne dis pas pour autant que tout est simple, d'autant que de toute manière rien n'est facile nulle part, aujourd'hui - l'Afrique présente de belles opportunités à saisir, avec des rendements attractifs.

Fin janvier, un mois donc avant la tenue du IVe FIAD, vous participiez ici même à Casablanca à l'Euromed Capital Forum. Vos y avez notamment déclaré : "On ne donne pas beaucoup à l'Afrique alors qu'on lui demande beaucoup". Voulez-vous préciser votre pensée...

Tout simplement, quand on sillonne les principales capitales dans le cadre de forums internationaux qui mobilisent beaucoup d'expertises, de décideurs politiques et économiques, on constate effectivement que le continent africain est interpellé de toutes parts, sur beaucoup de sujets... Pourtant, l'Afrique n'a été ni l'un des instigateurs ni l'un des contributeurs des graves crises économiques qui ont secoué le monde ces dernières années. Nous, Africains, subissons ces crises nées ailleurs. C'est pourquoi nous souhaitons que le continent africain soit considéré à sa juste valeur, sur des bases équitables. 
Une autre thématique importante est celle de la chaîne de valeur. En tant qu'opérateur bancaire actif dans 14 pays africains, en interaction avec les gouvernements et les agents économiques, nous constatons qu'il y a une prise de conscience fondamentale : les Africains souhaitent vraiment fixer une bonne partie de la chaîne de valeur chez eux. Le modèle économique ancien bâti autour de l'exportation des matières premières brutes est révolu. Aujourd'hui, l'investissement international doit penser beaucoup plus à l'implantation d'industries de transformation des matières premières africaines sur place, afin qu'une partie de la chaîne de valeur profite aussi aux Africains, que l'on crée des emplois ici. C'est cela, l'attente de l'Afrique.

Vous évoquez le partage de la chaîne de valeur, qui est l'un des axes stratégiques du club des chefs d'entreprise France-Maroc, que vous coprésidez. À ce titre, êtes-vous satisfait de cette  coopération entrepreneuriale bilatérale, et de sa projection commune en Afrique ?

Effectivement, le Club des chefs d'entreprise Maroc-France vise à développer une réflexion stratégique qui permettrait de donner à cette coopération franco-marocaine une nouvelle dimension, bâtie sur le partage des chaînes de valeur, et d'aller ensemble à la conquête des marchés africains. 
Plusieurs exemples concrets confortent cette vision : parmi les précurseurs, il y a une quinzaine d'années, on peut citer l'exemple de Vivendi, avec Maroc Télécoms, ou de Safran qui, en créant une première co-entreprise avec Royal Air Maroc en l'an 2000, a ouvert la voie à l'émergence d'une filière aéronautique marocaine... Plus récemment, on peut citer le cas du groupe Avril, dirigé par Xavier Beulin, coprésident français du Club, qui est extrêmement satisfait de son acquisition de Lesieur Maroc. À partir de là, avec ses équipes marocaines et françaises, le Groupe se projette dans la recherche d'opportunités d'investissement dans la filière agroalimentaire en Afrique subsaharienne,  à commencer notamment par le Sénégal. 
Il y a bien sûr aussi le groupe Renault qui, avec l'usine de Tanger, a fait en quatre ans de la filière automobile le  premier poste d'exportation du Royaume... Je citerai également le groupe Alstom, avec lequel nous sommes en train d'amorcer une réflexion stratégique, car il fait partie des membres actifs de notre CAD, etc. Et puis il y a les technologies de l'information :  à partir du Maroc où elles sont installées, des entreprises françaises sont en train de se projeter vers la Côte d'Ivoire et le Sénégal... 
Mais nous sommes en train de développer le flux inverse : celui des entreprises marocaines qui acquièrent des actifs en France. Par exemple celui du groupe d'origine marocaine Intelcia, leader marocco-français de la relation client, avec cinq sites dans chacun de nos deux pays... 
Donc, loin de rester dans la théorie, nous souhaitons nourrir ce concept de coproduction par des projets concrets, et c'est pourquoi aujourd'hui nous sommes en train de finaliser la recomposition des groupes de travail du club France-Maroc, car la réflexion a maturé au regard d'un certain nombre de secteurs d'activité. 
Dans le même temps, il faut saisir les opportunités. Par exemple dans le secteur des villes nouvelles, des villes durables, où la France dispose de compétences extrêmement importantes, et où le Maroc aussi a récemment acquis une expertise. L'urbanisation galopante de l'Afrique centrale et occidentale nous ouvre un immense créneau à notre portée. Saisissons-le ensemble ! 
Dans cet esprit, nous avons d'ailleurs déjà organisé deux forums numériques dans deux domaines d'activité essentiels : l'un était une plateforme consacrée à l'efficacité énergétique, fondamentale pour l'Afrique ; l'autre, dédié aux équipementiers automobiles, concernait des entreprises marocaines qui cherchent à acquérir des actifs en France dans leur secteur, et à développer l'emploi tant du côté français que marocain, afin de mieux servir leurs clients, parmi lesquels Renault et bientôt Peugeot. 
Dans cette perspective, les 10 et 11 mars, nous aurons reçu à la CGEM [Confédération générale des entreprises du Maroc, ndlr] une délégation du Medef, conduite par le président Gattaz, pour justement interagir avec une centaine de chefs d'entreprise français sur les thématiques  des villes nouvelles et durables, les énergies renouvelables et l'efficience énergétique... 
Tout cela témoigne de la possibilité de capitaliser sur les expertises française et marocaine, ainsi que sur la proximité des opérateurs marocains avec les pays voisins d'Afrique,  afin de créer de la valeur pour la France, pour le Maroc et pour les pays partenaires. 
C'est dans ce sens que le Club France-Maroc veut agir aujourd'hui. Nous sommes ainsi en train d'actualiser notre feuille de route pour les trois années à venir.

Quels sont les secteurs ciblés par Attijariwafa bank en Afrique : la banque de détail, le financement des entreprises, des infrastructures... ?

Attijariwafa bank est axée sur le modèle diversifié intégré qui nous a réussi jusqu'à aujourd'hui : nous sommes une banque universelle, nous nous intéressons à tous les secteurs et à tous les segments de clientèle. 
Dans tous les pays où nous sommes opérateurs, nous nous adressons aux classes moyennes, aux très petites entreprises et aux PME-PMI. Nous avons capitalisé une grande expérience au Maroc, expérience que nous souhaitons partager avec nos filiales, et nous continuons à consolider nos positions dans le financement des grands projets d'infrastructures, ainsi que l'accompagnement des grandes entreprises dans leurs projets de développement - tout comme nous le faisons au Maroc. 
Comme vous le savez, le continent africain a des besoins gigantesques en matière d'infrastructures. Nous aurons donc aussi un rôle à jouer pour accompagner les États dans le financement de ces projets, en capitalisant ainsi sur l'expérience que nous avons acquise au Maroc dans le financement des aéroports, des ports, des autoroutes, des centrales électriques, des parcs éoliens, des fermes solaires... tout ça, nous le mettons en œuvre auprès de nos filiales, essentiellement d'Afrique, où nous sommes présents dans 14 pays, à ce jour.

Comment doper la croissance africaine ? Car si elle s'élève autour de 4-5%, ce qui fait rêver l'Europe anémiée, on sait bien pourtant qu'il faudrait beaucoup plus pour absorber l'effet de la pression démographique...

Selon nous, en tant que secteur privé, pour doper la croissance des pays africains il y a un certain nombre de leviers que nous pourrions actionner, et rapidement. 
Le premier levier à mon sens est celui de l'environnement des affaires.  Les pays africains doivent continuer à se mobiliser pour l'améliorer,  car tout investisseur, quel que soit sa taille et son secteur d'activité, a besoin de travailler en toute confiance. Cela signifie une régulation transparente, le minimum de volatilité réglementaire et de bureaucratie. 
Le deuxième élément important tient à la sécurité juridique. Comme dans le monde des affaires il y aura toujours des différents, il est essentiel que le recours à la justice soit le plus équitable, et le plus efficace en termes de délais. 
Le troisième levier relève de la gouvernance institutionnelle. Nous avons de plus en plus besoin d'un État régulateur et stratège, et que le secteur privé soit libéré de contraintes dans le cadre des règles claires : de la concurrence, de la transparence dans les passations de marchés, etc. 
Le quatrième élément important concerne notre capital humain. Effectivement, cette démographie africaine galopante est une opportunité, mais si on n'y prend pas garde, elle peut aussi constituer une menace extrêmement grave pour notre continent. Donc, il va falloir que le système éducatif  - avec l'implication là aussi du secteur privé -, soit en capacité de prendre en charge nos jeunes, de manière à améliorer leur qualification et leur employabilité. 
Dernier levier, tout aussi important : la résorbtion rapide des déficits d'infrastructures. On ne pourra pas industrialiser le continent africain s'il reste déconnecté sur le plan électrique - c'était l'un des deux thèmes de ce IVe FIAD, avec l'agriculture... 
C'est donc tout cela qui, à mon sens, permettra d'accélérer la croissance économique de l'Afrique.

Enfin, la question jocker : à quelle question auriez-vous aimé répondre, que je ne vous ai point posée... ?

... Eh bien oui ! il y a une une question qui me tient à cœur, qui me paraît très importante à évoquer : si un certain nombre d'opérateurs marocains ont cru en l'Afrique, c'est qu'il y a un inspirateur, Sa Majesté Mohammed VI, que Dieu L'assiste. Dès le début de son règne, dès ses premiers discours, il a toujours posé cette intégration sud-sud comme un axe hautement stratégique pour le Maroc, l'Afrique et les Africains. Certains opérateurs privés ont eu besoin de quelques années pour saisir le message, mais c'est désormais un fait acquis.  Nous en sommes vraiment très contents aujourd'hui. Sincèrement. Et nous souhaitons accélérer encore le processus.

Propos recueillis à Casablanca par Alfred Mignot 
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Alfred Mignot

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