Art contemporain : cap sur les scènes émergentes

Loin de la liste des 10 artistes les plus collectionnés dans le monde, de nouvelles dynamiques se dessinent sur le marché de l'art, et notamment dans les émergents. Tour d'horizon.
Si ce Picasso a été vendu pour une somme record cette semaine, de nombreux artistes sud-américains ou chinois réussissent à se faire une place au soleil sur un marché de l'art ultra compétitif.

Le marché de l'art contemporain a ses classiques. Ses lieux de rendez-vous fétiches, au soleil d'Art Basel Miami Beach ou à l'ombre des salles de ventes de Sotheby's et Christie's où les artistes vedettes atteignent des sommes astronomiques. On imagine aisément que la majorité des collectionneurs connaît sur le bout des doigts la sacro-sainte listes des dix artistes les plus collectionnés dans le monde : Andy Warhol, Picasso, Damien HirstGerhard Richter... Une majorité d'américains, entre les rangs desquels se sont glissés un britannique, deux allemands et deux espagnols. Andy Warhol, Picasso, Damien HirstGerhard Richter, Cindy Sherman, Sol LeWitt... Cette litanie reflète bien les tendances générales du marché de l'art et des plus importantes institutions.

D'autres données fournies par l'Art Collector Report 2014 permettent de mettre ce top 10 en perspective et de percevoir de nouvelles dynamiques se dessiner à l'horizon de la scène artistique mondiale. On y apprend notamment que le Brésil et la Chine se sont hissés parmi les cinq pays abritant le plus grand nombre de collectionneurs d'art contemporain, occupant respectivement la cinquième et la quatrième position derrière le Royaume-Uni, l'Allemagne et les États-Unis. L'effervescence du marché brésilien est confirmée par la prééminence de São Paulo, troisième ville mondiale par son nombre de collectionneurs, et par sa jeunesse : 27 % des collections brésiliennes ayant été fondées après 2001. De nombreuses scènes émergentes, caractérisées par leur forte croissance, leur esprit d'innovation et leur volonté de prendre part à un discours global se font jour aux quatre coins du monde. C'est à ces dernières qu'AMA consacre son 200e article de la semaine, à l'originalité de leurs initiatives ainsi qu'aux défis auxquels elles doivent répondre afin de continuer à se développer.

Tour d'horizon des étoiles montantes de la scène artistique contemporaine

Tout d'abord, il est important de distinguer quelles sont ces zones en plein bouillonnement culturel et artistique, qui font entendre leur voix depuis une dizaine d'années, désireuses d'attirer l'attention des instances mondiales. Parmi celles-ci, nous avons déjà relevé les deux chefs de file de ces pays émergents, à savoir le Brésil et la Chine. Ces deux pays font figure de géants aux côtés d'autres scènes de leur région, auxquelles ils sont souvent associés. Ainsi la base de collectionneurs brésiliens représente-elle 57 % des collectionneurs de la région latino-américaine. Cependant, l'Argentine — deuxième pays de la zone par son nombre de collectionneurs — et la Colombie se démarquent par des initiatives telles que la foire arteBA, qui a accueilli quelque 77.000 visiteurs en 2014 selon un rapport Skate, ou la Biennale de Performance de Buenos Aires. Cette dernière, qui a ouvert ses portes le 27 avril, accueille pour son édition inaugurale une certaine Marina Abramovic. Excusez du peu. La Colombie était quant à elle l'invitée d'honneur d'ARCOmadrid, qui s'est déroulée du 25 février au 1 mars 2015.

La région Asie-Pacifique, mise à l'honneur par la dernière édition de la foire Art Paris Art Fair grâce à la sélection de galeries singapouriennes invitées par Iola Lenzi, est peut-être l'exemple par excellence de la scène régionale émergente promise à un brillant avenir. En effet, le récent développement économique de la région est fortement lié à l'éclosion de différents marchés dans des pays tels que la Chine, le Japon, l'Inde, l'Indonésie, sans oublier la Corée du Sud et la cité-État de Singapour. Un ensemble d'indicateurs, allant de la jeunesse du marché — 45 % des collections chinoises ayant été fondées entre 2001 et 2010 et 36 % des collectionneurs indiens ayant moins de 41 ans — à l'intérêt prononcé porté par les pays et les prescripteurs occidentaux aux scènes asiatiques en passant par la création d'institutions de grande envergure telles que la National Gallery of Singapour semblent argumenter en faveur d'une croissance continue pour certains pôles de la région.

Pascal Odille et Laure d'Hauteville font partie de ceux qui représentent ces scènes émergentes aux côtés de celles du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, un ensemble de pays regroupés sous le sigle ME.NA.SA, à l'occasion des foires Beirut Art Fair et Singapore Art Fair qu'ils dirigent. Cette étiquette, sous ses apparences d'éclectisme, recouvre une réalité commerciale que Laure d'Hauteville exprime en ces termes : « un croissant fertile », doté d'une forte appétence culturelle. Par opposition, les scènes d'Europe centrale et orientale semblent bénéficier d'une moindre reconnaissance, peut être en raison de leur morcellement peu propice à la conquête d'un marché globalisé.

Pas de marché de l'art local sans collectionneurs

Si l'on observe la composition des collections, une grande tendance se dégage : il y a bien souvent coïncidence entre la nationalité du collectionneur et celle des artistes qui y sont représentés. Le Brésil, tout comme la Chine, illustre parfaitement cette dynamique : 98 % des collectionneurs brésiliens consacrent leurs collections à des artistes locaux. Ainsi, parmi les trente artistes les plus collectionnés au Brésil, pas un seul n'est étranger. À l'inverse, l'artiste brésilien Vik Muniz, né en 1961 et classé en 38e position parmi les artistes les plus collectionnés au monde, n'apparaît pas dans le top 10 des collectionneurs brésiliens. Ce dernier, représenté par les grandes galeries américaines, semble appartenir davantage à la scène au marché international.

Cette dichotomie entre marché local et marché global s'explique essentiellement, dans le cas du Brésil, par la barrière économique que représentent les taxes sur l'importation d'œuvres d'art internationales, qui se révèlent prohibitives. Dans d'autres situations, de telles préférences reflètent la volonté des collectionneurs de soutenir la création artistique dans leur pays ou, par ailleurs, une certaine connivence culturelle. La configuration du marché chinois, par exemple, dont le boom semble se poursuivre alors que la Chine se place en seconde position en termes de parts de marché (28 %) sur le secteur de l'art contemporain et d'après guerre, s'explique par une forte demande pour des œuvres rares. Comme l'explique William Lim, collectionneur basé à Hong Kong, le nombre d'œuvres d'art contemporain produites en Chine depuis 30 ou 40 ans « est vraiment réduit si on le compare à la population chinoise, ce qui explique la très forte demande que connaît l'art contemporain », la compétitivité de ce secteur et les prix records atteints par les artistes.

À l'opposé du spectre, on retrouve des pays comme le Vietnam ou la Roumanie où le marché local est inexistant. En effet, au Vietnam, comme le révèle Nguyen Phuong Linh, une écrasante majorité des collectionneurs sont étrangers tandis que très peu sont vietnamiens ; la galerie Quynh étant en outre la seule galerie du pays à proposer de l'art contemporain. Elle est tenue par une américano-vietnamienne, Quynh Pham. Jan de Maere, professeur d'histoire de l'art à l'Université de Bruxelles et à la Duke University brossait quant à lui un tableau contrasté de la scène contemporaine roumaine. Alors que le pays possède bel et bien un réservoir d'artistes, dont le vivier principal se trouve à Cluj-Napoca, leurs meilleures perspectives se trouvent sur le marché global. « Ces artistes seront vraisemblablement pris par des galeries étrangères qui les lanceront bien sur le marché international. C'est la globalisation du marché de l'art qui donnera aux meilleurs une chance de sortir » résume-t-il. L'exemple à suivre est tout trouvé : Adrian Ghenie, chouchou du marché de l'art contemporain et représentant de la Roumanie à la 56eBiennale de Venise.

Salutaire prise en charge internationale

Bien sûr, les acteurs locaux tels que les galeries et les centres d'art ne manquent pas d'initiatives visant à faire naître un intérêt et par là, un nouveau marché, la priorité étant de s'adresser aux étudiants en développant notamment un appareil éducatif autour des créations d'art contemporain. Ce constat est partagé par Björn Geldhof, le directeur artistique adjoint du Pinchuk Art Centre de Kiev, qui explique « Notre public étant très jeune, il apparaît essentiel de s'adresser à eux au travers de leur médium favori. C'est à eux que se destinent nos vidéos, (...) qui leur offrent une introduction à ce qu'ils verront au Centre. »

La mise en place de structures largement ouvertes au public et fournissant des pistes d'interprétation pour un art souvent inédit ou méconnu relève cependant le plus souvent d'investissements privés dans les pays émergents. Rappelons à ce titre que la Chine doit l'ouverture de son premier musée d'art contemporain à un collectionneur privé, dont les collections sont consacrées, pour l'essentiel, à l'art occidental. De même, Laure d'Hauteville et Pascal Odille placent ces aspects éducatif et de découverte au centre de leurs propositions avec la Beirut et la Singapore Art Fair. Cette dernière, dont l'édition inaugurale s'est déroulée en novembre 2014, faisait la part belle aux événements visant à élargir l'horizon du public à celui de la vaste région ME.NA.SA avec un programme de conférences, de performances de street art et d'expositions publiques. Une telle perspective tient en effet compte du fait que la dimension académique et intellectuelle attachée à une œuvre d'art est un atout considérable pour augmenter sa valeur. La « french touch » qu'apporte ce duo expert en ingénierie culturelle au paysage artistique singapourien n'est pas un phénomène isolé. En effet, un autre directeur de foire européen, le suisse Lorenzo Rudolf, dirige d'une main de maître la plus pointue et la plus internationale des foires d'art contemporain en Asie : Art Stage Singapore. Certes, ces figures de proue émanent de cercles internationaux, mais faut-il pour autant conclure qu'il n'y a actuellement pas — ou pas suffisamment — de ressources locales à Singapour ?

Concilier équilibre et dynamisme

Une telle conclusion ne tiendrait pas compte de quelques uns des aspects les plus intéressants de l'agenda artistique singapourien. En l'occurrence,  Lorenzo Rudolf déclarait dans une interview à AMA avoir mis un point d'honneur à donner une identité asiatique à Art Stage Singapore. Ainsi, lors de l'édition 2015 de cette foire, plus de 70 % des galeries participantes venaient d'Asie, le but avoué de cette démarche étant de permettre, à terme, aux meilleurs artistes de la région d'être (aussi) représentés par des galeries asiatiques. Il faut également saluer la présence d'un directeur singapourien, Alan Koh, récemment nommé à la tête de l'Affordable Art Fair de Singapour.

Au-delà du clivage, qui ne s'est pas encore totalement estompé, entre les instances occidentales, rodées aux stratégies du marché de l'art, et scènes asiatiques montantes en quête et en voie de reconnaissance, on perçoit en filigrane une seconde tendance. Bien que les choses soient extrêmement mouvantes dans ce domaine, il semblerait que Singapour, qui ambitionne d'être la capitale de la Renaissance de l'Asie du Sud-Est, soit en passe de reprendre à son compte cette mission de prise en charge et de se faire la représentante des autres scènes d'Asie du Sud-Est. La configuration des stands dédiés aux pays invités à Art Paris Art Fair 2015 suggérait en tous cas une lecture similaire : occupés par des galeries singapouriennes, sans exception, des artistes birmans, indonésiens, thaïs ou singapouriens y étaient représentés. Cela ne nous étonnera pas outre mesure si l'on compare les politiques culturelles du gouvernement singapourien à celles du Vietnam, par exemple, où l'art contemporain doit faire face aux réticences officielles, quand il ne s'agit pas tout bonnement de le censurer. Ceci étant, les artistes contemporains d'Asie du Sud-Est auront désormais en France un porte- parole et médiateur privilégié en la personne de Khairuddin Hori, récemment nommé directeur adjoint de la programmation du Palais de Tokyo. Ce dernier, après avoir été conservateur du Singapore Art Museum, livre aujourd'hui l'exposition « Archipel secret », présentant des œuvres spécialement commandées à plus de 40 artistes qui n'ont, pour la plupart, jamais été exposés à l'extérieur de leur pays.

Quels médiums pour les artistes émergents ?

Nombreux sont donc les artistes émergents à œuvrer dans des situations d'isolement relatif. Celles-ci peuvent, dans certains cas, voir éclore des propositions totalement décomplexées, libérées d'une forme d'angoisse d'obtenir la reconnaissance des institutions définissant les courants dominants de l'art contemporain. L'exemple qu'offre la scène artistique de San Juan, la capitale de Porto Rico, permet de saisir à quel point une communauté d'artistes et de curateurs engagés — regroupés notamment sous la bannière du Beta-Local — peut transformer un marché fragile, aux moyens très limités, en un terreau fertile. Sur ce territoire menacé de banqueroute, les artistes expérimentent avec le creative leisure, l'art du loisir créatif, à un rythme que leur permet justement leur émancipation par rapport à la demande du marché. De là découle un art critique, fondé sur une réflexion sociale et une esthétique que l'on peut qualifier de « tropicale-povera ». En témoigne le projet présenté par les artistes Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla au sein du pavillon des États-Unis lors de la Biennale de Venise 2011 : intitulé « Gloria », celui-ci mettait notamment en scène des athlètes professionnels joggant sur un tapis de course, ce mouvement actionnant les roues d'un tank renversé sur lui-même. Plus loin, une réplique de la statue de la Liberté perfectionnait son bronzage dans une cabine UV.

Si la performance est apparue, dès l'origine, comme une dématérialisation de l'objet artistique et une remise en question des mécanismes du marché de l'art, ce médium, instrument critique presque par essence, est très répandu parmi les artistes vietnamiens car il est peu onéreux et facile à mettre en place dans de grands espaces. Comme le souligne Nguyen Phuong Linh, ce médium permet d'utiliser son propre corps ou des matériaux très simples. Tout aussi pragmatique, Pascal Odille expliquait dans une interview que la photographie est un médium extrêmement populaire parmi les artistes du Moyen-Orient. Parmi les atouts de la photographie, très liée à l'art vidéo, il mentionne sa facilité d'accès, en prise directe avec l'expérience sensorielle du spectateur, mais aussi le fait qu'elle se prête à une large diffusion par le biais d'œuvres multiples. On retrouve dans cette diversité d'approches l'un des éléments essentiels faisant la richesse des scènes émergentes : la volonté de surprendre, d'aller au devant du spectateur par des propositions simples mais puissantes, fondées sur la conscience de la spécificité de chaque contexte de création.

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