« Nouveau monde » : le chemin de Damas de nos certitudes économiques ?

Rupture(s). Telle une chambre noire pour une photographie, la crise du coronavirus a révélé une image de l’humanité très différente de celle que nos croyances et convictions collectives nous incitaient à voir. S’il existe désormais un consensus sur le fait que la pandémie devrait agir comme un accélérateur global du changement, les certitudes économiques que nous nous sommes forgés depuis l’avènement du nouveau siècle restent en suspens. Hélicoptère monétaire, influx massif d’investissement public, transformation industrielle, rupture digitale, nouvelles chaînes de valeurs, relocalisations ou encore économie verte empruntent désormais un chemin de Damas qui devrait les transformer fondamentalement. Pour le meilleur ou pour le pire ?
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste
Abdelmalek Alaoui, Editorialiste (Crédits : Guepard/LTA)

« Le contraire de la connaissance, ce n'est pas l'ignorance mais les certitudes ». Jamais autant cette formule du philosophe Alain n'avait autant résonné. Sur tous les plans ou presque, la pandémie a bousculé les systèmes de pensée économique, la manière de concevoir le travail, la solidarité nationale, ou encore la couverture sociale et de santé. Le parcours du virus, en lui-même, est emblématique de l'empilement de certitudes démenties. L'usage de la Choloroquine et ses multiples polémiques, la capacité pour les porteurs asymptomatiques de transmettre le virus, ou encore la manière d'organiser le confinement sont autant de sujets qui ont vu experts et non-experts débattre dans un tourbillon de surenchère sans qu'il ne soit aujourd'hui possible de trancher de manière définitive.

La science économique, et son inévitable corollaire qu'est la prospective, a connu elle aussi de multiples rebondissements en quatre mois. Notons d'abord que les mécanismes mis en place immédiatement par les Etats pour tenter d'endiguer le choc sont généralement ceux qui furent utilisés lors de la crise financière mondiale de 2007. Création monétaire massive, baisse des taux directeurs, mesures de soutien directes aux industries les plus menacées, sauvetage des grandes entreprises en sont quelques exemples. En 2007, les gouvernements venaient au secours des grandes banques et des assureurs dont les portefeuilles étaient souillés par les crédits hypothécaires risqués. En 2020, c'est l'industrie aéronautique, les compagnies aériennes, l'écosystème de l'hospitalité qui seront vraisemblablement les récipiendaires de capitaux énormes pour qu'ils puissent « repartir comme avant ». Mais voulons-nous vraiment que tout reparte tel que c'était ? Ou bien le moment est-il venu d'appuyer sur le bouton « Reset » ?

Chacun cherche son chat, personne ne comprend plus rien

Partout, des e-conférences, des webinars, des séminaires en ligne réunissant les experts les plus renommés -ou les plus obscurs- se sont tenus pour imaginer les solutions qui permettraient d'imaginer la « relance » ou le « redémarrage » des économies. Les colonnes « idées » des médias ont été saturées d'analyses qui rivalisent de technicité ou de maestria conceptuelle. Certains convoquèrent Keynes pour demander des politiques de grands travaux sans attendre, d'autres invoquèrent les monétaristes et militent désormais pour un plus grand libéralisme et une meilleure circulation des capitaux, des hommes et des idées. Les protectionnistes réclamèrent plus de barrières, les mondialistes moins, les écologistes veulent une accélération substantielle de la transition écologique, les lobbies des industries extractives souhaitent au contraire qu'elle soit mise en pause. Des chefs d'Etat demandèrent l'annulation de dettes publiques d'un coup de crayon, des banquiers centraux évoquèrent la possibilité d'une dette perpétuelle. Les philosophes appelèrent à un monde plus frugal, les capitaines d'industrie à acheter plus - quitte à offrir un crédit gratuit- afin de soutenir les entreprises et conserver l'emploi. Les travailleurs indépendants réclament désormais de devenir salariés, et les salariés veulent devenir entrepreneurs. En bref, chacun cherche son chat et personne n'y comprend plus rien.

Un monde en panne d'idées ?

C'est peut-être là que se situe la plus grande faille qu'a révélée la crise du coronavirus : le monde est en panne d'idées. Dans ce concert global d'intelligence, de technicité, de vivacité intellectuelle, aucune vision d'ensemble, aucun nouveau modèle de société ou d'appareil productif n'a émergé, alors même que la crise aurait constitué le prétexte idéal pour réinventer nos modes de vies, nos manières de travailler, de produire, de consommer, de voyager, de partager. La pandémie aurait pu être l'excuse idéale pour imaginer une nouvelle manière d'habiter notre planète. Au lieu de cela, la Nomenklatura mondiale d'économistes de premier plan s'écharpe sur comment gérer la Chine, adresser la question indienne, ou réarmer le monde en barrières commerciales. Trente et un ans après la chute du mur, nous voici tous dans un monde quasiment monochrome dont le capital est le centre de gravité. Ne nous y trompons pas, la pandémie est aussi une crise du capitalisme et de la mondialisation. Sans sa marche forcée vers le progrès et sa formidable connectivité avec le reste du monde, la Chine n'aurait probablement pas contaminé aussi rapidement le reste de la planète. Sans la guerre des prix sans merci que se sont livrées les compagnies aériennes- démocratisant certes le voyage mais contribuant à la pollution- beaucoup d'entre elles ne seraient pas au stade du dépôt de bilan. Les exemples tels que ceux-ci sont légion, faisant même réagir de manière radicale Patrick Artus - économiste en chef de Natixis et insoupçonnable de sympathies altermondialistes-  lequel « prédit l'effondrement de la globalisation, la fin des délocalisations à marche forcée, et un retour en force de la dépense publique ».

Tout ceci concourt à une espèce d'ambiance de « fin du monde » qui prévaut un peu partout aujourd'hui, le doute ayant pris le pas sur les certitudes économiques que nous brandissions encore avec fierté il y a quelques mois. Si certaines auront la vie dure et devraient surmonter le virus, à l'instar de l'injection massive de capitaux dans l'économie, d'autres devraient connaître leur « chemin de Damas » et subir une transformation radicale, à l'image de Saint Paul qui ne trouva sa doctrine- et la foi- qu'après l'avoir combattue de manière très violente. Certaines lois du marché devraient donc naturellement être abandonnées dans le monde Post-Covid19, tout simplement parce qu'elles seront devenues inacceptables. Formons le vœu qu'elles cèdent la place à une vision nouvelle de nos sociétés où les très grandes entreprises technologiques paient leurs impôts dans les pays où elles opèrent, où le capital a plus de mal à trouver des terres d'asiles clémentes, et où le primat est donné à la construction de systèmes de solidarité nationaux et transnationaux qui protègent les plus faibles et oblige les plus forts à partager leur bonne fortune.

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Commentaire 1
à écrit le 22/06/2020 à 9:10
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"Un monde en panne d'idées ?" Une oligarchie en panne d'idées, pire en incapacité totale de se remettre en question, d'évoluer, d'avancer. La financiarisation de notre économie a transformé les investisseurs d'aventuriers à comptables à savoir de...

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