"Dans la tempête, le gouvernail et le pilote redeviennent indispensables ! "

Philosophe et essayiste, Pierre-Henri Tavoillot décrit dans son dernier livre, "Qui doit gouverner ?", les bons principes que doivent redécouvrir dans un monde en crise nos démocraties complexes.
Copyright Reuters

Qui doit gouverner, dans une période de crise comme celle que nous vivons aujourd'hui ?

Une formule, inspirée par Raymond Aron, pourrait résumer notre désarroi face à l'action politique : gouvernement impossible, gouvernance improbable. Si le gouvernement est impossible, c'est parce que les États-nations démocratiques semblent devenus impuissants face aux contraintes tant intérieures qu'extérieures. À l'intérieur, la multiplication des contre-pouvoirs, l'idéologie spontanée de la critique, le réflexe de l'indignation contribuent à bloquer l'exercice de toute espèce de pouvoir. À l'extérieur, ce sont les leviers de l'action qui échappent aux gouvernants : que faire face à des défis économiques, financiers, environnementaux dont le cadre dépasse de beaucoup la dimension des États ? Devant cette impasse, l'idée de gouvernance paraît bien séduisante. Elle désigne un pouvoir qui serait plus horizontal que vertical, mettant en jeu des pôles de décision de poids équivalent qui choisissent d'agir par concertation et par négociation. Mais la gestation de ce pouvoir - si tant est qu'il soit un idéal - patine. Le G20 reste très informel et, au niveau européen, la gouvernance montre clairement ses limites dès que le gros temps s'annonce. Dans la tempête, le gouvernail et le pilote redeviennent indispensables ! C'est la principale faiblesse de l'Union européenne que d'avoir cru pouvoir se construire sans politique, voire contre la politique, par le seul jeu du « doux commerce ». Ce déficit politique a été diagnostiqué depuis plus de vingt ans tant par ses adversaires que par ses partisans. La crise actuelle offre une occasion unique de reprendre la main, mais dans des conditions de risque colossal et dans une situation de bricolage permanent. Il est d'ailleurs intéressant de noter que, dans un tel contexte, la question des personnalités politiques (Merkel, Sarkozy...) reprend le pas sur celle des procédures institutionnelles.

Et le peuple dans tout ça ?

C'est la grande énigme de la démocratie. Elle est, selon la définition rituelle, « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Le seul problème, c'est qu'on ne sait guère qui est le peuple. Est-ce la rue ? L'opinion publique ? Les médias ? Les représentants du Parlement ou les hommes politiques ? L'intérêt général ou la somme des intérêts particuliers ? La loi, le droit, les juges... ? La liste est longue, et aucune de ces réponses n'est, dans l'absolu, ni vraie ni fausse. En fait, l'âge adulte d'une démocratie arrive lorsqu'un peuple a renoncé à vouloir s'incarner dans une figure déterminée, quand il a fait le deuil du « Peuple mystique ». Car le peuple, c'est un peu tout cela mêlé. Ou, pour le dire autrement et de manière plus précise, le peuple est moins une figure du pouvoir qu'une méthode pour l'exercer. Cette méthode est simple à énoncer, mais difficile à réaliser. Elle fonctionne en quatre temps : 1. Élections ; 2. Délibérations ; 3. Décisions ; 4. Et, de nouveau, élections... La conquête des deux premiers moments a été longue et glorieuse ; elle s'est faite contre l'absolutisme de la décision arbitraire. Mais, aujourd'hui, les démocraties, pour devenir adultes, doivent aussi se réconcilier avec le pouvoir de décision qu'elles n'ont eu de cesse d'affaiblir. C'est le futur défi de nos régimes.

Et ce, d'autant que le temps des démocraties est beaucoup trop lent, face au temps, immédiat, des marchés ?

Certes, mais il faut là aussi nuancer. On entend beaucoup l'idée d'une opposition entre le (bon) peuple et les (méchants) marchés. Or, sauf à sombrer dans une vision paranoïaque et "conspirationniste", pas plus que les Peuples, les marchés ne sont des figures identifiables. Le marché est lui aussi un processus, qui a d'immenses vertus de création de richesse et de valeur, mais qui, à l'état sauvage, provoque de graves dommages. Nous y sommes. Veillons toutefois à éviter les discours simplistes qui voient dans les marchés une nouvelle logique du coup d'État permanent ou de diktat imposé aux démocraties. Quand l'ancien Premier ministre grec Georges Papandréou renonce à consulter son peuple par référendum sur le plan d'aide européen, ce ne sont pas les marchés qui l'imposent, mais d'autres chefs de gouvernements démocratiques qui renvoient la Grèce à ses responsabilités : rester ou pas dans l'euro. De même, l'Italien Berlusconi n'était pas, que je sache, un dangereux gauchiste dont les "marchés" auraient eu la peau ! Quant aux agences de notation, qui sont devenues la nouvelle figure du diable, il faut rappeler qu'elles ont été intronisées par les États eux-mêmes et qu'elles se bornent aujourd'hui à dire que l'état des finances publiques des Etats européens n'est pas très folichon... Où est le déni de démocratie ? Je ne le vois guère. Mais que la démocratie doive s'approfondir pour domestiquer un processus financier devenu sauvage, voilà ce que personne, je crois, ne songera à contester. La crise actuelle n'est pas un défaut de la démocratie, mais un défi à la démocratie.

Il n'empêche que la thèse d'un gouvernement des marchés a la vie dure. On parle même de Government Sachs...

 

Il ne faut pas négliger ce qu'a de séduisant la théorie d'un complot des marchés. Elle permet de donner un sens simple et clair à une réalité complexe et confuse ; elle offre également des solutions lumineuses quand toutes les issues semblent bouchées ; elle permet enfin de faire front commun là où l'égoïsme est de mise. Bref, la peur du complot des marchés, si je puis dire, rassure, conforte et mobilise. Ce sur quoi, d'ailleurs, les populistes de tous bords ne manquent pas de surfer. Au demeurant, en suggérant qu'il y aurait, tapis dans l'ombre des hauts buildings vitrés, quelques individus qui, à l'instar des 200 familles de la France des années 30, dirigeraient le monde à leur profit, l'idéologie conspirationniste maintient l'idée qu'une maîtrise du cours du monde est possible. Alors que le vrai problème est sans doute que plus personne ne maîtrise plus rien. C'est cette idée qui est la plus vertigineuse et, peut-être, la plus dangereuse pour la démocratie comme pour l'idéal de volontarisme qu'elle porte en elle.

 

 

Qui doit gouverner en France, en 2012, année d'élection présidentielle ?

 

Nous allons avoir une campagne très particulière dans laquelle le poids du réel va peser comme jamais. Il n'y aura pas de rêve, pas de "changer la société", ni même de "rupture". Les candidats feront de la surenchère dans la protection des Français ; ils devront être convaincants dans leur capacité de gestion de crise ; mais il leur faudra aussi être audible dans la clarté de l'horizon proposé, car une posture simplement défensive ou réactive ne suffira pas. Dans cette configuration, la marge de manœuvre des candidats est étroite ; et tout va se jouer sur les petites différences, avec, en arrière fond, toujours présent et possible, le danger du rejet radical. Ce ne sera donc pas une campagne désenchantée, car l'appétit de politique est énorme, mais exigeante. Bref, le futur président sera à la fois ordinaire (pour être à l'écoute) et extraordinaire (pour tenir la barre) : c'est d'ailleurs le grand dilemme du prince de l'âge démocratique quise doit de ressembler à tout le monde ... et ce n'est pas donné à tout le monde.

 

Comment expliquez-vous que le mouvement des Indignés ne prenne pas en France, patrie de Stéphane Hessel ?

 

Ce mouvement peut être regardé sous ses deux faces : d'un côté, il témoigne d'une certaine vitalité de l'espace public et du maintien sympathique de l'idéal d'engagement. D'un autre côté, il reste terriblement adolescent. En se référant à l'esprit de résistance, il en appelle à une vision manichéenne des choses, propre aux temps de guerre : d'un côté les gentils ; de l'autre les salauds à abattre. Cette nostalgie de la simplicité guerrière constitue à mes yeux une grave trahison des clercs, dont la tâche - faut-il le rappeler - consiste non à simplifier mais à clarifier la complexité. L'indignation, comme telle, est stérile et tend à presque devenir une idéologie, au sens le plus négatif du terme ; c'est-à-dire un discours qui explique tout, qui promet tout et qui se suffit à lui-même. De ce point de vue, je trouve intéressant que l'affaire prenne si peu en France, et j'y vois un signe plutôt encourageant quant à la maturité de notre espace public.

 

Qui doit gouverner, après les révolutions arabes ?

 

La démocratie, c'est l'expérience de la brièveté du pouvoir. Que ce soit en fin de mandat ou après un échec électoral, des gestes simples et difficiles doivent être accomplis : faire ses cartons, renoncer à sa ligne téléphonique et à son téléphone portable, à son secrétariat, à son agenda, à ses laissez-passer, à son importance. Je ne sais plus quel ministre avait fait imprimer aussitôt sa nomination annoncée, une série de cartes de visites, qu'il distribuait à ses interlocuteurs : M. X, futur ex-ministre. Voilà l'esprit de la démocratie. C'est donc bien lui qui a soufflé sur les pays arabes en janvier/février 2011 proclamés par des slogans peu élaborés mais ô combien expressifs : "Ben Ali dégage" après 23 années de pouvoir ; "Moubarak dégage" après 30 années de pouvoir ; "Khadafi dégage" après quarante années de pouvoir. N'oublions jamais cet acquis quand nous dénonçons par ailleurs le « court-termisme » de la vie démocratique, car il est sans doute difficile d'avoir le beurre (la limitation temporelle des mandats) et l'argent du beurre (la prise en charge systématique du long terme). On peut évidemment craindre que la contre-révolution islamiste succède aux printemps des peuples. Mais gardons-nous de donner des leçons de démocratie à ceux qui sont en train de l'inventer chez eux. N'oublions pas que notre propre histoire politique, avant une stabilité qui ne date que d'une trentaine d'année, fut loin d'être un long fleuve tranquille. L'islam dispose de ressources puissantes permettant de produire tolérance, respect des libertés, reconnaissance du rôle de la femme et même une forme de laïcité. Les réformes constitutionnelles comme celles du code de famille au Maroc le montrent.

 

Vous êtes donc plutôt optimiste ?

 

Pas tellement pour le court terme. Nous avons eu les Trente glorieuses où le problème était de reconstruire la paix après une guerre terrible : la solution fut la croissance. Nous avons eu ensuite les 30 piteuses, où le problème était la crise (déjà) et la solution l'endettement. Nous entrons probablement dans les 30 calamiteuses où la solution sera de limiter l'endettement dans un contexte où d'autres régions du monde aspirent à vivre leurs années glorieuses. C'est un moment difficile. Mais la prospérité s'accompagne de fortes aspirations démocratiques et sociales. Cela me rend optimiste à long terme. Kant disait qu'on ne pouvait attendre l'institution d'une République mondiale, qui serait synonyme de tyrannie globale, mais qu'on pouvait espérer la "républicanisation" d'un maximum d'Etats. Aujourd'hui près de la moitié des humains vivent dans des démocraties. Selon l'humeur, le verre paraîtra à moitié vide ou à moitié plein.

 

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 6
à écrit le 05/01/2012 à 17:26
Signaler
B. DISRAELI, Premier Ministre britannique de 1874 à 1880, confirma l?assertion ci-dessus relative au contrôle exercé par des sociétés secrètes dans les affaires des hommes. Belle analyse mais incomplète. Comment peut on ignorer la présence de représe...

à écrit le 05/01/2012 à 8:05
Signaler
"Le vrai problème c'est que plus personne ne maîtrise rien"... A force de déréguler pour faire plaisir aux "marchés", ce sont eux qui de fait imposent leurs règles. Il n'y a peut-être pas de complot constitué, mais un complot de circonstance où les i...

à écrit le 04/01/2012 à 22:37
Signaler
Vous écrivez : "Dans la tempête, le gouvernail et le pilote redeviennent indispensables !" Il me semble que vous commettez une erreur classique consistant à confondre management (gestion) et leadership (décision). Autrement dit, pour se référer à la ...

à écrit le 04/01/2012 à 17:27
Signaler
Article gaché par son titre, gouvernail et pilote sont toujours indispensables, même dans la pétole!!!

à écrit le 04/01/2012 à 12:13
Signaler
Bonjour, Je souhaite réagir sur ce sujet car je suis très content de commencer à voir une réflexion naitre sur ces questions qui me semblent premières. «Gouvernement impossible, gouvernance improbable», c?est un constat depuis 20 ans maintenant qu...

le 05/01/2012 à 9:17
Signaler
Je partage entièrement cette vision, et je suis ravi de voir qu'elle se propage de plus en plus dans l'opinion... J'espère que cette propagation sera assez rapide pour un 22 avril sans UMP ni PS. Seules les législatives nous diront alors de quoi sera...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.