Les économistes aiment raconter des histoires. Celle qui a valu le prix Nobel d'économie 2012 à Lloyd Shapley et Alvin Roth commence un peu comme une saison de Santa Barbara. Stephen aime Cindy qui lui préfère Jack. Jack est fou de Wendy qui n'a d'yeux que pour Stephen. Comment le feuilleton peut-il se terminer ? David Gale (mathématicien qui aurait sans doute partagé ce prix Nobel s'il n'était mort en 2008) et Lloyd Shapley répondent à cette question dans un article fondateur de 1962.
Pour cela ils définissent la notion de stabilité. Si Cynthia préfère Brandon à son mari, et que Brandon préfère Cynthia à sa femme, ils finiront par s'enfuir ensemble. Les couples formés par Cynthia et son mari d'une part, et Brandon et sa femme de l'autre sont donc instables. Le dernier épisode de la série n'est donc crédible que si tous les couples formés sont stables.
Gale et Shapley considèrent deux groupes, les femmes d'un côté, les hommes de l'autres. Ils nous apprennent que les hommes et les femmes peuvent former des couples stables en respectant le scénario suivant. Le premier jour, chaque homme se rend chez la femme qu'il préfère avec un bouquet de fleurs. Certaines n'ont aucun prétendant à leur porte. D'autres ont l'embarras du choix. Elles choisissent celui de leurs visiteurs qui leur plaît le plus, et renvoient les autres chez eux. Le lendemain, les hommes qui n'ont pas été retenus se rendent chez leur second choix et le même jeu recommence. Tout n'est pas gagné pour l'élu du premier soir. Sa belle peut, le lendemain, recevoir la visite d'un nouveau courtisan plus à son goût, lui même éconduit par une autre le premier soir. Elle chassera alors le précédent qui devra reprendre sa quête. Il en va ainsi jusqu'à ce qu'un beau soir, aucun homme ne soit plus éconduit. Les couples ainsi formés sont stables, même si le résultat peut ressembler au résumé de Guerre et Paix par Daniel Pennac : « c'est l'histoire d'une fille qui aime un type et qui en épouse un troisième ».
Les rôles des hommes et des femmes dans le scénario de Gale et Shapley peuvent être inversés. Les couples formés seront stables eux aussi, mais peut-être différents de ceux qui auraient vu le jour dans le premier cas. Les femmes préfèrent le mari qu'elles obtiennent lorsqu'elles ont l'initiative, et inversement pour les hommes.
Rassurez-vous, Gale et Shapley n'ont pas ouvert une agence matrimoniale. L'intérêt de leur histoire est que l'on peut en tirer des solutions concrètes à des problèmes d'appariement complexes, comme ceux étudiés par Al Roth dan la continuité des recherches de Gale et Shapley: l'affectation des enfants dans les écoles, des étudiants dans les universités, ou des internes en médecine dans les hôpitaux. De façon remarquable - puisque nous parlons ici de questions fondamentalement économiques - la résolution de ces problèmes ne nécessite pas de transactions monétaires.
Le problème d'attribution des écoles ressemble à celui des mariages : il s'agit d'apparier des écoles d'un côté, et des enfants de l'autre. Les familles ont des préférences entre les différentes écoles. Ces dernières ont aussi leurs priorités, comme la zone géographique d'où proviennent les enfants. Les universités ou les hôpitaux se focalisent sur les compétences des étudiants ou des internes. Gale et Shapley montraient déjà qu'avoir plusieurs enfants par école et des contraintes de capacité pour chaque établissement ne modifiait pas le fonctionnement de leur méthode d'allocation. Parfois, les souhaits des familles ne dépendent pas uniquement des particularités des écoles : par exemple les parents peuvent souhaiter que tous leurs enfants aillent dans le même établissement, et les internes en couple, refuser d'être séparés géographiquement. Al Roth a montré comment prendre en compte ces contraintes importantes pour la vie des gens.
La parabole des mariages permet également de s'interroger sur les critères qu'un mécanisme d'appariement doit satisfaire. Pourquoi vouloir aboutir à la stabilité par exemple ? Imaginons que vous ayez une école idéale dans votre quartier. Un mécanisme d'appariement attribue à votre enfant une école éloignée et qui ne lui convient pas. C'est gênant, mais ça peut arriver- les bonnes écoles sont très demandées. En revanche, si vous vous apercevez que votre école de quartier a admis des enfants sur lesquels le vôtre aurait dû avoir la priorité (géographique, par exemple), vous aurez des raisons d'être mécontent du système. Derrière la notion de stabilité, il y a donc une question de légitimité du mécanisme. Un des premiers articles d'Al Roth sur le sujet fait justement le constat que, parmi différents processus d'affectation des internes au Royaume Uni, ceux qui créaient des appariements instables sont ceux qui se sont effondrés.
La stabilité n'est pas le seul critère important. Pour que le système d'affectation des étudiants fonctionne, il faut partir de leurs préférences réelles. Mais un étudiant peut se dire qu'il a peu de chances d'obtenir son université préférée, et que, s'il n'y est pas admis, il risque de se retrouver dans un établissement en bas de sa liste, car les autres auront été pris d'assaut. Il pourrait alors être tenté de classer en tête de ses choix un établissement qui l'intéresse moins mais pour lequel il pense avoir plus de chances. De tels comportements stratégiques fausseraient le mécanisme, puisque celui-ci ne se baserait plus sur les préférences réelles des étudiants. Il faut donc un mécanisme où les étudiants n'aient rien à gagner à élaborer de telles tactiques. C'est possible dans certains cas. Pour le comprendre, on peut revenir à la fable des mariages. Quand les femmes ont l'initiative des visites, elles ont toujours intérêt à opérer selon leur ordre préférence véritable. Encore une fois, ce critère n'a pas qu'une importance théorique. Dans un système où tout le monde a intérêt à élaborer des stratagèmes pour tirer son épingle du jeu, la confiance s'érode. Les étudiants font face à des choix de vie importants et difficiles. Il est coûteux et inutile qu'ils perdent leur temps à mettre en ?uvre des stratégies complexes à cause d'un système mal conçu.
Les recherches de Lloyd Shapley et d'Al Roth s'inscrivent dans un champ de l'économie en plein essor appelé «market design». L'idée de marché doit ici être entendue dans le sens large de l'organisation des échanges, dont les règles ne sont pas limitées à l'ajustement de prix. Ce champ apporte des solutions à de nombreux problèmes concrets de répartition de ressources (comme les places dans les écoles). Il est frappant de constater que, malgré cette orientation très concrète, la théorie économique y joue un rôle primordial. C'est parce qu'elle excelle à concevoir ces fables élémentaires qui sont nécessaires pour comprendre les enjeux au c?ur de situations complexes.
L'utilisation de paraboles n'est pas la simple réduction naïve de la réalité à une caricature fruste. Elle a pour fin de guider l'intuition dans l'appréhension de problèmes complexes, et de repérer une structure commune à des situations a priori très différentes. Les mathématiques sont utiles car elles permettent de clarifier les hypothèses réductrices de la fable, et aident à en tirer des conclusions. En éclairant des mécanismes fondamentaux, une telle approche théorique permet donc non seulement une compréhension plus fine, mais aussi d'imaginer de meilleures solutions. Parmi les fables élaborées aujourd'hui par des économistes bien loin du commentaire d'actualité s'en trouvent peut-être certaines qui permettront de réelles avancées pratiques dans le futur. C'est bien ce qu'a rappelé le Comité Nobel cette année.
Pierre Fleckinger est Maître de conférences à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne et professeur associé à l'Ecole d'Economie de Paris. Eduardo Perez-Richet est Professeur chargé de cours à l'Ecole Polytechnique.
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