L'avenir de l'agriculture se joue dans un océan bleu

La réforme de la Politique Agricole Commune place clairement les agriculteurs face aux enjeux du développement durable. D'un côté, ceux-ci sont confrontés à une menace de baisse des subventions, face à laquelle ils devront innover pour rester compétitifs. D'un autre côté, ils sont soumis à la pression d'une nécessaire orientation vers une production durable, à laquelle ils ne peuvent plus répondre par de l'agriculture intensive. Cette dernière, même si elle assure des niveaux de production élevés par l'utilisation de produits phytosanitaires, n'est en effet plus socialement désirable.
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Si les producteurs se doivent donc d'innover, même en absence de soutien européen, il ne faut pas oublier qu'il existe ainsi deux dimensions devant être prises en considération quant à l'impact d'une innovation environnementale sur un producteur : le profit économique et le statut de celui-ci. Si la pratique écoresponsable touche différemment le profit et le statut, son adoption peut être problématique, et n'est sûre que dans le cas d'un double impact positif.

En effet, le cas des agriculteurs et de leur attitude vis-à-vis de cette nouvelle donne rappelle à quel point les considérations de statut sont importantes, pour les producteurs comme pour le reste de la société : lorsque les agriculteurs perçoivent qu'une innovation environnementale pourrait être destructrice d'une position acquise au sein de leur profession, ils peuvent ne pas l'adopter même si cela aurait été dans l'intérêt économique de chacun (plus de profit ou d'avantages comparatifs) et dans l'intérêt social de tous (préservation de l'environnement).

Par exemple, dans les années 70, existaient des classements de producteurs qui obtenaient, à l'aide de produits chimiques et sur la base d'une agriculture intensive, des hautes performances de productivité. La course pour y figurer était ardue. Si dans les pays développés ces clubs ne sont plus si populaires, ils ont récemment été revigorés, comme en Algérie par exemple.

Si pour un producteur il est important d'être bien classé dans un de ces clubs, l'incitation à l'adoption d'une pratique de production écoresponsable est faible. Il en va de même avec les méga-silos (les Harvestore) utilisés aux États-Unis par des céréaliers parce qu'ils sont visibles de loin pour signaler leur richesse de production, alors que les experts agricoles recommandent l'achat de silos de stockage moins chers, plus écologiques, mais moins visibles.

Les effets de profit et de statut doivent effectivement être concomitants, et les bénéfices nets rapidement visibles. Ce n'est pas le cas des pratiques d'agriculture biologique par exemple, où les bénéfices viennent, en termes de profit et de statut, parfois seulement après des années.

Alors, comment canaliser ces considérations afin d'améliorer l'adoption d'innovations écoresponsables ? Pour reprendre la terminologie adoptée par le célèbre ouvrage Stratégie Océan Bleu (*), il est conseillé en matière de stratégie d'adopter des innovations qui permettent à l'innovateur de sortir d'un « océan rouge » de concurrence, où les rapports sont tendus et le placement sur le marché difficile, et de se positionner dans ce que les stratèges appellent un « océan bleu ».

Il s?agit ici d?un espace concurrentiel inexploré, donc à très fort potentiel de développement, dans lequel l'innovateur rompt avec la manière et les types existantes d'innovation et se distingue par une singularité.

Mais alors deux questions subsistent pour les producteurs. Tout d'abord, est-il possible de concilier une démarche d'innovation en termes de développement durable avec les règles du marché ? À cette question, une analyse traditionnelle en termes de profitabilité et d'avantages comparatifs suffit pour répondre. Parfois, la prise en compte d'éléments liés au développement durable (au-delà des seules obligations légales) permet de générer innovations et avantages concurrentiels.

Ensuite, qu'en est-il du statut ? Peut-on concilier innovation singulière et conservation du statut ? Si les producteurs adoptent des innovations aussi pour préserver un statut ou pour l'améliorer, et rejettent celles qui ne leur confèrent plus ce statut, il est possible que ces producteurs préfèrent rester dans l'océan rouge, face à leurs concurrents.

En effet, être bon dans un océan bleu où, faute de concurrents, on ne peut pas prétendre être bien classé car on est tout seul, peut ne pas correspondre aux objectifs que se fixent les producteurs.

L'exemple le plus simple est celui des producteurs de vin, qui optent ou pas pour produire du vin biologique et décident de le dire ou pas. S'ils ne le disent pas, comme ce comportement pourtant bénéfique à tous ne pourra pas être un exemple à suivre, ceci réduira le bien social.

Dans ce cas, que faire en termes de politique incitative à l'adoption d'innovations de développement durable ? Il faut simplement rendre visibles les dimensions de comparaison pour que les producteurs sensibles au statut trouvent l?intérêt de se lancer dans l'océan bleu : mettre en évidence les efforts des producteurs biologiques, remettre en avant la valeur travail, et enfin faire comprendre aux consommateurs que ces pratiques doivent être valorisées par un consentement à payer un prix plus élevé.

Tant que les producteurs n'auront pas l'assurance que le consommateur a conscience de leurs efforts, et en l?absence d'informations sur la cible qu'ils doivent atteindre, ils préféreront rester dans un océan rouge, concurrentiel, mais doté de consommateurs. Ainsi la PAC sera bénéfique pour tous quand les consommateurs intégreront ses contraintes autant que les producteurs qui s'en plaignent.

(*) W. Kim, R. Mauborgne, Stratégie Océan Bleu, comment créer de nouveaux espaces stratégiques, trad. française, 2005, Village Mondial

(**) Alexandre Asselineau, Directeur académique, professeur en stratégie d'entreprise au Groupe ESC Dijon-Bourgogne
Fabrice Galia, professeur en management au Groupe ESC Dijon-Bourgogne
Gilles Grolleau, Professeur des Universités à Supagro Montpellier
Angela Sutan, Professeur associé en Économie Expérimentale au Groupe ESC Dijon-Bourgogne et Directrice du LESSAC (Laboratoire d?Expérimentation en Sciences Sociales et Analyse des Comportements)

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Pour aller plus loin :
Alexandre Asselineau, Pierre Piré-Lechalard : « Le développement durable : une voie de rupture stratégique ? », Management et Avenir, 2009/6, no. 26, pp. 280-299.
Gilles Grolleau, Naoufel Mzoughi, Salima Salhi, Angela Sutan : "How Can Positional Concerns Prevent the Adoption of Socially Desirable Innovations?", Journal of Economic Issues, XLVI, No.3, Sept. 2012, pp. 799-808.

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Commentaires 5
à écrit le 01/03/2013 à 6:18
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Qui décide de ce qui est ou n'est pas en effet socialement désirable.? La société par des sondages peut-être? L'opinion publique?ça existe çà l'opinion publique? Non certains jounalistes,pour qui leur idées politiquement correctes sont forcément les ...

à écrit le 28/02/2013 à 10:43
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Avant de parler agriculture intensive et de son futur, il faut prendre conscience de la grande singularité de nos préoccupations en Europe..bien malin qui peut prédire le futur du bio, plus cher, moins productif, et peut-être moins sain, plus risqué ...

à écrit le 28/02/2013 à 9:42
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La culture ne peut exister car l'air est pollué et les nappes phréatiques bien malades.L'agriculture raisonnée est a mon avis plus souhaitable.Quand au problème du vin en FRANCE il est totalement inadapté a la consommation de certaines personnes car...

le 01/03/2013 à 6:05
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C'était de la bibine(commentaire de Pompidou)aux viticulteurs de l'Hérault .Je me souviens aller acheter pour mon grand-père du 9° mais il prennait aussi du 11 les jours de fêtes. Bon moi je n'en buvais pas ,mais des années plus tard cette région pro...

à écrit le 27/02/2013 à 14:34
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> D'un autre côté, ils sont soumis à la pression d'une nécessaire orientation vers une production durable, à laquelle ils ne peuvent plus répondre par de l'agriculture intensive. Cette dernière, même si elle assure des niveaux de production élevés pa...

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