L'État libre d'Islande, tué par une taxe

Entre 930 et 1262, les Islandais ont vécu une forme originale de démocratie, fondée sur le libre choix de leurs représentants. Le modèle n'a pas résisté à l'enrichissement de certaines familles et à l'instauration de la dîme.
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L'Islande médiévale, c'est d'abord les « sagas », un mot d'ailleurs d'origine islandaise. Qu'un petit peuple vivant sur une terre aussi hostile ait pu donner à l'humanité une littérature d'une valeur aussi universelle reste aujourd'hui encore un mystère. Ces récits en prose rapportaient « la vie et les faits et gestes d'un personnage, digne de mémoire pour diverses raisons, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, en n'omettant ni ses ancêtres ni ses descendants s'ils ont quelque importance », indique Régis Boyer, grand spécialiste français des littératures classiques du nord de l'Europe, dans son ouvrage « l'Islande médiévale ». Ainsi sont évoquées la vie et l'?uvre de héros comme Hrafnkell, Egill, fils de Grímr le Chauve, Snorri le Godi, les gens du Valau-Saumon, Grettir le Fort et Njáll le Brûlé. Mais outre leur qualité littéraire, ces sagas sont la principale source pour comprendre ce que fut entre 930 et 1262 l'« État libre islandais », un exemple exceptionnel d'organisation sociale et économique.

Au début du Xe siècle, le pays compte 35.000 habitants, population qui va doubler au cours des siècles suivants. La vie est rude sur cette terre désolée formée de basalte, parsemée de volcans, de geysers et de glaciers. Si les Norvégiens sont nombreux, il y a aussi des Danois, des Suédois, des Flamands, des Saxons, des Anglais ou encore des Celtes émigrés d'Irlande. Tous sont venus chercher un air de liberté et d'indépendance, raréfié dans leur pays respectif. Ils sont séduits par les institutions du pays... ou plutôt par leur absence. L'Islande compte en effet une seule assemblée, l'Althing, qui cumule les fonctions de chambre législative et de tribunal. Elle compte 40 membres, n'a ni budget propre ni employés, et ne se réunit normalement que deux semaines par an. Pour Adam von Bremen, un chroniqueur du XIe siècle, l'Islande est un pays « n'ayant pas de roi, mais la loi ». Pour le célèbre anthropologue américain contemporain Jared Diamond : « L'Islande médiévale n'avait ni bureaucrates, ni taxes, ni police, ni armée... Des fonctions normales des gouvernements partout ailleurs, aucune n'existait en Islande, et les autres étaient privatisées, y compris les poursuites criminelles, les exécutions et l'aide aux pauvres. »


La société est en effet constituée de clans divers (les « godhordh ») dirigés par des chefs (les « godhi »). Chaque chef est tenu d'assurer la défense de son clan, d'arbitrer les litiges internes. L'originalité du godhordh est qu'il n'est ni une communauté fermée, ni un territoire. Tout Islandais est libre d'adhérer au godhordh qui lui convient et d'en changer quand bon lui semble, s'il n'est pas satisfait par la façon dont est dirigé le clan. Car le godhordh n'est pas une démocratie élective : le godhi est détenteur de son rang, qu'il peut acheter, vendre, emprunter et léguer, même si son pouvoir ne repose pas sur son appartenance à l'Althing, mais sur la société civile représentée par son clan. En termes modernes, le godhi est davantage un prestataire, dont on évalue la qualité des services rendus à l'aune de la concurrence. Au niveau national, chaque godhordh est représenté dans l'Althing par son chef et deux autres membres. Par ailleurs, la constitution de clans sans considération de position territoriale dans le pays réduit considérablement les différends. Certains auteurs considèrent que la nature non territoriale de l'ordre légal de l'Islande a permis de réduire la violence. Ce droit, par sa nature contractuelle et non territoriale, anticipe la modernité.


Quand à l'économie de cet État libre, elle repose sur l'élevage extensif d'ovins et de bovidés. En raison des conditions climatiques, seule peut être cultivée une espèce de blé noir, ce qui rend les Islandais largement dépendants de l'importation pour les produits agricoles. En revanche, la pêche (saumon, truite, morue et hareng) ainsi que la chasse à la baleine et au phoque, dont on tire l'ivoire, permettent de commercer avec la Norvège, l'Angleterre et l'Irlande et d'obtenir en échange bois de construction, blé, fer, goudron, vin, habits. En comparaison avec les Vikings, les Islandais de cette époque étaient davantage fermiers et commerçants qu'aventuriers et guerriers et n'avaient que peu recours à la violence. En raison même des incitations économiques fournies par le système juridique du pays, les plaignants avaient plus intérêt à saisir la cour qu'à régler par la force leurs différends. En effet, dans le droit islandais, il était prévu pour une victime ne pouvant faire honorer un verdict en raison de la puissance du coupable, de vendre ce verdict, voire de le céder à quelqu'un de plus puissant ayant les moyens de faire appliquer la sanction requise. Tôt ou tard, ce commerce des verdicts avait la vertu de punir réellement le coupable.

Mais alors, pourquoi l'État libre d'Islande, si efficient durant plus de cinq siècles, s'est-il effondré ? Au fil des décennies, il y a eu un mouvement de centralisation croissante de la richesse et du pouvoir. Originellement, on comptait 4.500 fermes indépendantes dans le pays. À la fin du XIIIe siècle, 80 % des fermes étaient entre les mains de cinq familles. Cette situation mit fin à la compétition des chefs sur le même territoire pour attirer des membres dans leur clan et déboucha sur un partage géographique des pouvoirs, chacun étant administré comme un mini-État. Le risque de conflit généralisé poussa l'ensemble de la population à demander l'arbitrage du roi de Norvège, qui génération après génération n'avait jamais accepté la farouche indépendance de l'Islande et avait gardé des vues impérialistes sur ce territoire.


Mais une autre raison plus souterraine et de nature économique a contribué à miner l'État libre islandais. L'époque médiévale est une période d'expansion du christianisme. L'Islande n'échappa pas au mouvement. Paradoxalement, alors que la religion fut souvent imposée par le glaive, en Islande, les habitants, essentiellement païens, firent le choix assumé de la conversion en 1096. Ce faisant, les Islandais adoptèrent les obligations du système terrestre du christianisme. L'un d'eux était la « tithe », autrement dit la dîme, une redevance versée en nature ou en argent, taxée sur les revenus agricoles, collectée en faveur de l'Église pour financer l'entretien du clergé et la construction d'églises et de cathédrales. Pour la première fois, une taxe générale était introduite dans le système économique du pays. Fixée à 1 %, elle était surtout le premier impôt proportionnel. Jusqu'alors, le prix payé pour un service était fixe.

La pierre angulaire du système de l'État libre islandais était le principe d'extraterritorialité, chaque Islandais, rappelons-le, pouvant choisir son chef selon son intérêt propre. Le problème est qu'une église était bâtie en un point précis du territoire, que le financement de sa construction et de son entretien était assuré par ceux qui habitaient dans son voisinage, quel que soit le godhi qu'ils avaient par ailleurs choisi. Au fil des années, le choix ne fut plus de mise. Le phénomène fut accentué par le fait qu'une large part des taxes était captée par les godhi les plus riches, ceux qui étaient propriétaires de vastes parties de la lande où étaient construites les églises.

Au final, l'introduction de la dîme ne participa pas seulement à l'enrichissement personnel de rares godhi, mais leur cupidité entraîna la dissociation de ces revenus de leur responsabilité, qu'évaluaient les Islandais. Ainsi disparut, à cause d'une modeste taxe, l'État libre islandais après avoir fonctionné durant plus de cinq siècles.

Commentaires 49
à écrit le 22/08/2013 à 13:46
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Bonne idée, Breton émigré je me verrais bien rattaché à Carhaix et payer tous mes impôts y compris locaux évidement dans le lieu de mon choix.

à écrit le 14/08/2013 à 16:35
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En angleterre les paroisses peuvent toujours lever un impôt très légalement auprès des habitants dans les limites de la paroisse... quelque soit leur confession. Bien que cela arrive très rarement (les rares fois où cela peut être envisager est quand...

à écrit le 13/08/2013 à 23:11
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Très intéressant cet article. J'ai déjà même écris sur le sujet de l?Islande médiévale (en portugais, ici http://mises.org.br/Article.aspx?id=605 ), mais je n'étais pas au courant de cette taxe religieuse. En revanche, je ne culpabiliserais pas uniq...

à écrit le 13/08/2013 à 12:29
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L'article est très révélateur de la mentalité des libéraux. Leur idéal ? Une île sauvage vivotant de la pêche, à l'écart de tout près du pôle (pour ne pas avoir à financer une défense militaire), où l'on peut vendre et acheter des décisions de justic...

à écrit le 13/08/2013 à 11:53
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Vérifiez votre orthographe: Quand suivi de à prend un t, soit Quant à. À part cela excellent article très contemporain.

à écrit le 13/08/2013 à 11:23
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article très interressant , comme quoi le foncier et ses séides , certains en ont bien profités pour vendre des biens pour le clergé puisse construire ses églises et au prix fort , finalement cela a du conduire a des jalousies et a des frustrations c...

à écrit le 13/08/2013 à 11:13
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Finalement,cette (non) organisation islandaise d'avant la taxe, avec ses particularités, n'est-elle pas tout simplement une forme de civilisation tribale comme il en existe dans toutes les civilisations archaïques ?

à écrit le 13/08/2013 à 9:06
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Très intéressant article, mais la taxe est-elle réellement responsable. Est-ce que ce n'est pas plutôt la religion centralisée qu'est le christianisme avec son chef, ses sous-chefs, ses dogmes, etc.. ou bien la soif d'argent de quelques uns? (Nota: ç...

le 25/02/2014 à 5:13
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Si l’Église est riche aujourd'hui c'est par les legs de ses donateurs. Sachez que depuis toujours les souverains, les nobles et les commerçants qui, pour avoir les faveurs d'un jugement suprême, donnaient leurs biens à l’Église.

à écrit le 12/08/2013 à 18:29
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Bien des erreurs dans cet article... Les Celtes sont pris comme esclaves (air de liberté ?) et sont (au moins les femmes ) plus nombreux que les Norvégiens, la décision de devenir chrétiens a eu lieu en l'an 1000 (999?), quand au XIIème siécle, la ...

le 13/08/2013 à 11:27
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BRAVO a vous.

le 13/08/2013 à 11:55
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"Une fois de plus ce qui se passe ou s'est passé en Islande sert à étayer des idées qui n'ont rien à voir avec les Islandais." Exactement, bien dit Michel.

le 13/08/2013 à 13:04
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Tout à fait d'accord, article très orienté et qui cache la réalité des nombreux esclaves irlandais (prouvée non seulement par des sources historiques sérieuses mais aussi par le projet génome, qui avait montré que 50% des ancêtres des islandais actue...

le 13/08/2013 à 18:19
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Attention, si l'auteur cite Jared Diamond, il ne semble pourtant ne pas l'avoir lu, car Diamond explique, je crois, que c'est plutôt la déforestation (oui, l'islande etait couverte d'arbres contrairement à ce qui est indiqué dans l'article) qui a fin...

le 14/08/2013 à 14:54
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Commentaire pertinent qui pourrait s'inscrire dans une chronique ? Sagesse d'un proche du Snaefell au retour d'un voyage vers le centre de la Terre ? Utile de ramener à l'exactitude des faits : la broderie c'est bien... mais, ici, elle répond à l'esp...

à écrit le 12/08/2013 à 17:32
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Voudrait-on insinuer que les impôts, même minimes sont néfastes? On nous serine à longueur de temps que "trop d'impôts, tuent l'impôt". Un palier nouveau est franchi, les impôts ne servent à rien... sauf à enrichir encore plus les riches.

le 12/08/2013 à 23:25
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Peut-être que trop commence a peu près à zéro ? ;-)

le 13/08/2013 à 8:48
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Il faut voir quelle est la contrepartie que l'on a pour ses impôts... On nous bassine avec les routes et les écoles (que l'on nous fait payer deux fois trop cher d'ailleurs), mais on ne nous parle pas assez de l'inefficacité de la gestion publique et...

le 13/08/2013 à 11:17
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Les prébendes servent à remplir les comptes numérotés dans les paradis fiscaux. Faites-vous partie de ceux qui hurlent quand on veut s'attaquer à la fraude fiscale ?

le 13/08/2013 à 12:06
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Vous parlez des écoles que vous payez deux fois trop cher, mais toujours 2 fois moins par rapport aux PIB si on compare des pays où l'école est largement privatisée comme les US (et encore plus si on compare en nominal).

le 13/08/2013 à 12:43
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Ah oui la merveilleuse école US où des dizaines de milliers de mineures tombent enceintes chaque année ... Et la merveilleuse université business américaine où les pauvres s'endettent sur 10 ans pour étudier ! Un beau pays les USA avec 16.000 milliar...

à écrit le 12/08/2013 à 17:23
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930-1262 ne font certainement pas cinq siecles... beaucoup de vues enjolivees dans cet article certes agreable a lire et une tendance a apprehender les institutions de l'epoque, certes novatrices, avec un idealisme par trop contemporain, ce qui fait...

à écrit le 12/08/2013 à 16:45
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Selon l'oreination quel'ona on peut en déduire soit si on est libéral que la taxe a tué ce modèle soit qu'il a été tué par l'accumulation par certains de richesses dont ils ne savaient pas quoi faire ce qui bloquait l'économie!

le 13/08/2013 à 13:47
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Certes, mais c'est que là, l'accumulation des richesses par certains provient de la taxe et de la nouvelle organisation instaurée.

à écrit le 12/08/2013 à 16:45
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ouai, le problème n'est pas tellement les taxes mais l'accaparement des richesses par quelques uns

le 12/08/2013 à 20:30
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L'argent va à l'argent, j'utilisais souvent le cadastre, et j'ai pu remarquer que lors de la révolution de 1789 une vaste plaine appartenait à un noble et bien maintenant elle appartient à un seul. Chassez le naturel il revient au galop. Page 53 du...

à écrit le 12/08/2013 à 15:41
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Véritable ode à freedom, cet article... néanmoins sinon, lorsque l'on voit le résultat du freedom US, il y a un paquet de questions à se poser... Et surtout aussi lorsque l'on constate que la Russie n'a pas eu trop de dégâts avec son effondrement. Eu...

à écrit le 12/08/2013 à 14:25
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Bravo à R Jules et à la tribune pour ce tres bel article

à écrit le 12/08/2013 à 14:12
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Voilà en résumé les 2 cancers des sociétés libres et démocratiques : la religion et les taxes !

le 12/08/2013 à 14:30
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Pour ce qui est des taxes, les socialistes en France maitrisent le sujet...

le 12/08/2013 à 14:32
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+1

le 12/08/2013 à 15:26
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La mémoire vous fait défaut, sous le mandat Sarkozy, environ 40 nouvelles taxes ou suppression de niches et taux de prélèvement obligatoire en hausse soit, de 43,4 à 44,5. Ce n'est donc pas une spécificité socialiste mais bien une tradition national...

le 12/08/2013 à 15:31
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Même les socialistes honteux comme Nico le nabot ?

le 12/08/2013 à 15:54
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Le sujet n'est pas Sarkozy ni Louis XIV ni Vercingétorix. Je vous parle du présent !

le 12/08/2013 à 16:21
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Mais lui aussi, les traditions perdurent!

le 12/08/2013 à 16:40
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"Je vous parle du présent"... C'est justement en oubliant l'Histoire (vraie, pas déformée), que l'on se fait avoir... Car ce que nous vivons à déjà été vécu il y a juste 80 ans, et 140 ans.

le 12/08/2013 à 16:44
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Alzheimer ?

à écrit le 12/08/2013 à 13:21
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De tous temps, des gens se sont arrogé le droit de parasiter les autres, sous des arguments divers et variés, allant du droit du plus fort au droit divin, mais toujours avec le même objectif : vivre sur le dos des autres. Et aujourd'hui, on continue ...

le 12/08/2013 à 14:14
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Vous incluez-vous dans les moutons dociles ? Ou dans les improductifs qui ne savent pas où ils vont ? Une chose est sûre, vous ne servez effectivement à rien, tout comme notre chef.

le 12/08/2013 à 15:01
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à @parasites. Il n'a pas à vous servir à quelques choses, il n'est pas votre esclave, je partage tout à fait le point de vue de Parasites, qui dénonce des individus dans votre genre et les systèmes asservissants que vous semblez apprécier..

le 12/08/2013 à 15:33
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Hé oui : débarrassons-nous des improductifs et des rentiers, surtout les aigris qui chouinent sur LT ...

le 12/08/2013 à 17:35
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@toto Contre les "totos", le DDT

à écrit le 12/08/2013 à 13:06
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Hollande démission !

le 12/08/2013 à 13:34
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quel commentaire productif :)

le 12/08/2013 à 13:46
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Mais tellement " VRAI " !

le 12/08/2013 à 14:12
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Fine analyse de l'article en effet.

le 12/08/2013 à 14:34
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Cela fait des années qu il reve d etre president et maintenant vous voudriez qu il démissione ?? Qui plus est il est persuadé d etre réelu dans pas tout a fait 4 ans

le 12/08/2013 à 15:33
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La question fondamentale, n'est pas qu'il démissionne ou non, mais par qui le remplacer ; et pour faire quelle politique ? En 2012, on avait le choix entre la peste et le choléra. Il est vrai, qu'après la hausse du déficit, des dépenses de l'Etat et ...

le 12/08/2013 à 15:34
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Il revu du retour de ses niches fiscales

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