Lampedusa, le tabac et l’industrie du crime

Les drames de Lampedusa et les dispositions prises par l'Europe en matière de tabac symbolisent son incapacité à faire valoir le droit.
Reuters

Quel rapport entre les morts de Lampedusa et le vote de la directive contre le tabac la semaine dernière au parlement européen"? Apparemment aucun, sinon que, dans les deux cas, parlementaires et gouvernements, saisis par une réalité morbide, se sont livrés à une démonstration de volontarisme. Un soudain activisme qui cache mal leur impuissance à lutter contre des intérêts dont les profits gigantesques sont engrangés en retournant à leur avantage l'action publique censée les combattre.

« C'est l'augmentation des contrôles aux frontières qui oblige les migrants à prendre des itinéraires plus dangereux et qui les a rendus de plus en plus dépendants des trafiquants d'êtres humains pour passer la frontière », écrivait le quotidien flamand De Morgen au moment où les gouvernements européens annonçaient en chœur leur volonté de « sécuriser » la Méditerranée et où les députés demandaient la mise en place accélérée d'Eurosur, un système paneuropéen de contrôle aux frontières.

Plus l'Europe se ferme, plus le filon de l'immigration illégale est une affaire juteuse. L'attrait du « Nord » est une réalité incontournable qui a coûté la vie à 19.000 personnes depuis 1988, pour ne parler que des candidats à l'eldorado dont le corps a été retrouvé.

Immigration clandestine et trafic de tabac : même réalité

Dans le cas du tabac, la faculté des forces du marché à faire prévaloir leur loi et leurs intérêts sur ceux émanant des pouvoirs censés être plus légitimes est encore plus criante.

Les mesures votées le 8 octobre par les députés européens agiront à la marge sur la capacité des producteurs de cigarettes à faire vibrer les cordes d'un marketing sophistiqué visant à capturer un public nouveau. Elles peuvent difficilement cacher la difficulté à lutter contre cet autre fléau : le trafic de cigarettes de contrebande qui fait son miel de l'augmentation des taxes. Pour mémoire, l'État français prélève sous forme de taxes 80 % du prix d'un paquet de cigarettes.

La part de marché des cigarettes de contrebande serait de 25 à 30 % en Irlande

Or, la marge du contrebandier augmente mécaniquement avec la taxe qu'il contourne. La part de marché des cigarettes de contrebande serait de 25 à 30 % en Irlande où le prix du paquet approche 10 euros, contre de 14 à 15 % en Espagne ou en Autriche, où il est d'environ 5 euros. Les paquets tendus par les immigrés clandestins qui se pressent derrière les tourniquets du métro Barbès, à Paris, ressemblent à s'y méprendre, allégations de santé publique comprises, à ceux en vente dans le bureau de tabac voisin.

 

Et pour cause, ils sont souvent fabriqués dans les mêmes usines sous le contrôle des mêmes entreprises. Les documents de justice rendus publics après la vague de procès aux États-Unis dans les années 1990 se lisent comme de véritables romans policiers, révélant les liens entre les multinationales du tabac et l'économie souterraine et mondialisée de la contrebande, avec rendez-vous entre filières mafieuses et cols blancs dans les halls des grands hôtels.

En 2004, l'Union européenne a renoncé à ses poursuites contre Philip Morris dans ce domaine contre un chèque de 1 milliard sur douze ans. L'an dernier, Interpol, l'organisation policière internationale, s'est vu fermer la porte d'un partenariat avec l'Organisation mondiale de la santé (OMS), au motif qu'elle s'en était remise aux « Big Four » - Philip Morris, British American Tobacco, Japan American Tobacco International et Imperial Tobacco Group - pour financer et organiser un système de traçabilité des paquets censé freiner le trafic international.

« Je mesure l'impossibilité de faire prévaloir la norme juridique sur l'état de fait d'une criminalité économique et financière qui l'emporte toujours sur l'application de la norme, […] parce que, je pèse mes mots, elle [la criminalité] est plus légitime que le juge », déclarait en 2008 le juge d'instruction Jean de Maillard dans la revue XXI. Et d'ajouter : « S'il ne peut y avoir d'économie sans droit, le droit ne peut pas s'imposer à l'économie. »

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