Voir au delà de la défiance des Français à l'égard des politiques

Le thème de la défiance des citoyens à l'égard des politiques n'est pas nouveau. Elle n'empêche pas une forte participation aux principaux scrutins électoraux et une grande stabilité du système politique. La légitimité des gouvernants se construit par leur capacité à fabriquer des politiques. Par Philippe Zitoun, chercheur au LET-ENTPE et enseignant à Sciences Po Grenoble

L'enquête que vient de publier le Cevipof sur la confiance des Français dans la politique semble montrer que celle-ci est en train de s'étioler considérablement, le Figaro parle même de « La grande désillusion des Français envers leurs élus ». Selon cette enquête, ils sont 69% à trouver que notre démocratie ne fonctionne pas très bien et 60% à ne faire confiance ni à la droite ni à la gauche pour gouverner la société.

Cette défiance, loin d'être en réalité un phénomène nouveau, se retrouve déjà dans les commentaires qui fleurissent après les premières enquêtes sur l'abstention dans les années 1920 aux États-Unis. Walter Lippmann, un intellectuel américain, écrivait déjà dans un contexte de hausse spectaculaire de l'abstention:  « Il n'y a rien de nouveau dans le désenchantement qu'exprime le citoyen, dans la sphère privée, en ne votant pas du tout, en votant seulement pour la tête de liste, en étant indifférent aux primaires, en ne lisant pas les discours et les documents électoraux (…). ».

La faible capacité des politiques à produire du changement

Depuis une trentaine d'années, de nombreux travaux de recherche sont venus d'ailleurs confirmer cette impression du citoyen sur la faible capacité des politiques à produire du changement. Face à un changement présenté dans les discours politiques comme le fruit d'un volontarisme des hommes politiques ayant trouvé des solutions aux problèmes qui se posent à la société, ces travaux ont notamment montré que les solutions proposées existent souvent avant que les problèmes n'émergent, que les changements sont souvent beaucoup plus modestes que ce qu'en disent ces acteurs, qu'ils produisent toujours des conséquences imprévisibles, que la décision est le fruit d'un processus complexe sans véritable « décideur » fait de contraintes, d'acteurs multiples et de pouvoirs fragmentés.

Une stabilité, malgré tout, des systèmes politiques

Mais si les acteurs politiques n'arrivent que marginalement à infléchir le cours des politiques publiques, que leur capacité à résoudre les problèmes qui traversent la société est très faible et que les citoyens leur font apparemment si peu confiance, comment comprendre que les systèmes politiques bien que décriés et contesté fassent preuve d'une telle stabilité ? Comment expliquer que, malgré l'abstention et l'existence fréquente d'alternances, les gouvernants continuent à se faire élire et à gouverner alors même que ces recherches mettent en évidence leur faible capacité à le faire ?

Autrement dit, comment comprendre que François Hollande, Jean-Marc Ayrault tout comme avant eux Nicolas Sarkozy et François Fillon, continuent à gouverner sans véritable encombre pendant leur mandat et arrivent même à se faire élire alors qu'ils n'ont qu'une faible capacité à agir sur la société et à résoudre les problèmes qu'elle rencontre.

Pas de vraie remise en cause, un taux de participation toujours élevé aux élections importantes

Pour affronter cette situation en apparence contradictoire voire paradoxale, il faut d'abord revenir sur cette idée reçue selon laquelle la légitimité de nos gouvernants est seulement la conséquence des résultats de leur politique. En effet, si c'était le cas, il y a longtemps que les citoyens auraient abandonné les urnes ou se seraient révoltés contre le système en place. Malgré une société définie comme « en crise » depuis presque 40 ans, le système politique ne semble pas véritablement remis en cause et les électeurs continuent de s'exprimer aux élections, le taux de participation étant aux deux dernières élections présidentielles de plus de 80%.

Une légitimité liée à la fabrique de la politique

Et si la légitimité de nos gouvernants se construisait moins dans les effets d'une politique publique que dans l'activité même de leur fabrique, celle au cours de laquelle des acteurs élaborent, façonnent, définissent, s'accordent et convainquent sur les propositions à mettre en place. Et si cette légitimité n'avait à voir ni avec la confiance des citoyens ni avec les résultats des politiques publiques mais avec la capacité de nos gouvernants à rendre concevable l'existence même d'une solution à nos problèmes,  et envisageable une société dans laquelle les gouvernements sont capables d'agir et de gouverner.

 

La façon de définir un problème contribue à sa propagation

Pour asseoir une telle hypothèse, il faut décortiquer ce processus de fabrique et en saisir les enjeux bien au-delà de la simple tentative de résolution des problèmes. Commençons d'abord par la mise à l'agenda d'un problème, c'est-à-dire par le processus de son inscription dans le débat public. Il importe de comprendre que ce processus relève moins des caractéristiques intrinsèques du dit problème que de la façon dont des acteurs lui donnent du sens en lui associant une étiquette, une cause, des victimes, un responsable, des coupables, etc. Définir par exemple « l'échec scolaire » comme un phénomène inexorable ou comme la conséquence d'une déficience du système français, d'une insuffisance de moyens ou d'horaires inadaptés n'entraîne pas le même effet quant à sa possible "publicisation". La façon dont un problème est défini et, plus exactement dont des acteurs arrivent à imposer une définition, contribue à la propagation du dit problème.

 Donner du sens aux propositions politiques, une travail et une lutte intenses

Mais les problèmes ne sont pas les seuls à faire l'objet d'une lutte définitionnelle. Les solutions le sont tout autant. Définir la taxe à 75% comme « une contribution solidaire des plus riches à l'effort » ou comme un moyen de « faire fuir les riches du pays » n'entraîne pas le même processus de "publicisation" et de légitimation. Les acteurs ne se contentent donc pas de faire des propositions, il leur faut lutter pour en définir et en imposer le sens, ce d'autant plus que le sens ne va pas de soi, qu'il ne s'impose jamais de lui-même, qu'il doit toujours s'appuyer sur le socle des incertitudes qui peuplent les politiques publiques; incertitudes qui concernent non seulement les conséquences d'une proposition mais aussi l'analyse des problèmes, des effets, des valeurs qui lui sont reliés, etc.

Qui aurait pu croire que l'interdiction de l'alcool aux États-Unis aurait pour conséquence non d'en diminuer la consommation mais de faire progresser les organisations mafieuses. Qui peut connaître les effets de la pénalisation du client de la prostitution avant sa mise en place ? Pire encore, même quand on se situe a posteriori, les débats et désaccords continuent pour savoir quels ont été réellement les effets d'une loi comme les 35 heures sur la situation de l'emploi.

La construction d'un chemin instable et subjectif

Pour les acteurs, définir le sens d'une proposition, c'est donc construire un chemin de certitudes toujours instable et subjectif dans un monde d'incertitudes. Dans ce monde où les propositions ne peuvent s'imposer d'elles-mêmes à partir d'une résolution des problèmes dont la rationalité reste illusoire, les stratégies pour les imposer  sont donc indissociables des luttes définitionnelles au cours desquelles les acteurs leur donnent du sens en les associant des conséquences souhaitées, des valeurs, des problèmes à résoudre ou encore des politiques publiques à transformer.

Ne pas opposer les discours et les pratiques, intimement liés

Ce qui compte, c'est moins de savoir si la proposition qu'ils défendent existe avant ou après le problème, si le changement proposé est ou non un « véritable » changement ou si le décideur est ou non le « vrai » décideur mais de les observer dans leur lutte pour imposer le sens d'une proposition. Par exemple, dans le cas de la proposition de changement des rythmes scolaires, ce qui compte, ce n'est pas uniquement la simple modification des horaires qui fait terminer l'école en moyenne 30 à 45 minutes plus tôt mais surtout la capacité des acteurs à rendre convaincant l'association de ce changement au problème de l'échec scolaire, à la façon dont il vient transformer la politique de l'Éducation, aux bénéfices attendus sur l'attention des enfants, aux valeurs égalitaire et républicaines qu'il véhicule.

L'importance de la dimension discursive dans ces luttes qui structurent la fabrique des politiques publiques ne doit pas pour autant nous laisser penser qu'il ne s'agit là que d'affrontements argumentaires sans grands enjeux. Trop souvent, on oppose en effet les discours et les pratiques comme si les uns étaient fictionnels et les autres renvoyaient à la réalité.

Bien au contraire, il s'agit d'abord de considérer que les discours sont des pratiques à part entière dans la mesure où d'une part ils sont indissociables des acteurs qui les portent mais surtout ils les engagent et mettent en scène leur identité et leur légitimité. Ces luttes ne sont pas des « débats d'idées » dans lesquels les idées débattraient toutes seules mais bien des débats d'identité et de pouvoir qui engagent tout autant leur porte-parole.

Un processus où se joue la capacité à gouverner

Dès lors, la fabrique des politiques publiques se présente comme le processus au cours duquel ce qui se joue, c'est d'abord la capacité des gouvernants  à imposer "leur définition" non seulement de la « solution » qu'ils proposent mais aussi de leur identité et de leur façon de gouverner.

 

Philippe Zitoun est auteur de "La fabrique des politiques publiques"

Numéro spécial de la Revue françasie de Science politique "Politiques publiques, les approches discursives"

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Commentaires 4
à écrit le 15/01/2014 à 14:09
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Très bon papier qui décrit avec précision la contradiction apparent entre désamour bruyant et le faible contestation, pour ensuite proposer une explication pertinente. La fonction du politique est de produire des discours sur le réel, accompagner la ...

à écrit le 15/01/2014 à 12:18
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Les gens se plaignent beaucoup mais ils savent qu'ils vivent mieux qu'en 1970. On verra comment ça se passera quand les choses sérieuses commenceront.

le 16/01/2014 à 15:37
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mieux* qu'en 1970, quel âge aviez vous triste sir ? *avec toute la M.... qui fait de votre vie un enfer à surmonter là vous me faite rigoler OUPS !!! MOUAhhhhhhhhhhhhhh

à écrit le 14/01/2014 à 18:15
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N'importe quoi tout va bien !la democratie et le vote remis en cause quand on vote non contre l'europe ultra liberale l'extreme droite a 25% et un president elu avec moins de 50% des votants et tout va bien ?

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