Les communautés de pratique, ou l'émergence d'un management coopératif

La majorité des grands groupes tolèrent voire encouragent de nouvelles structures hybrides, des communautés auto-organisées regroupant des salariés partageant leurs expériences. Des liens indispensables au bon fonctionnement des entreprises. Par Jean-Pierre Bouchez, président de Planète Savoir, directeur Recherche et innovation à IDRH

Depuis une période quasi centenaire, les cycles de modes et modèles managériaux se sont créés et succédés à travers les productions enchevêtrées et imbriquées de grandes familles ou « mondes d'acteurs », dotés d'un capital d'influence conséquent, qui trouvent intérêt au développement et à la diffusion de ce que l'on qualifie, à tort où à raison, d'innovations managériales. Mais depuis les années 1990, les cartes se rebattent progressivement, avec l'apparition d'une nouvelle forme hybride : les communautés de pratique au sein des entreprises. Un nouveau cycle managérial, fondé sur le savoir, atypique, original et prometteur, bénéficiant de surcroît des nouveaux espaces collaboratifs offerts plus récemment par les technologies numériques de type 2.0 (qui transforment plus généralement notre manière de travailler), vient ainsi inévitablement bousculer la posture du manager traditionnel.

 La construction des cycles, modes et modèles managériaux

Ces « mondes d'acteurs », sont principalement les suivants : de grandes firmes et leurs dirigeants charismatiques ; le monde scientifique et universitaire, à travers ses publications académiques référentes, ou la diffusion d'enseignements prestigieux au sein de Business School renommées ; les grands cabinets réputés de stratégie, à l'image de McKinsey et du Boston Consulting Group. Il faut également y inclure les « gourous » et auteurs mondialement connus, le plus souvent d'origine anglo-saxonne, désormais répertoriés au sein d'une sorte de palmarès mondial des « 50 meilleurs penseurs des affaires ».

La littérature managériale propage modes et modèles

Il faut naturellement citer ce que l'on a coutume d'appeler la « littérature managériale », regroupant des best sellers, mais aussi des publications au sein de revues de prestige. Le plus souvent écrites en effet par des gourous et des « penseurs des affaires », des consultants ou des dirigeants réputés, cette littérature bénéficie d'un grand retentissement dans le monde du business. Elle contribue, tel un puissant levier, à susciter et à propager ces modes et modèles managériaux considérés donc, comme innovants.

Cela s'explique, notamment parce que ces publications arrivent sur le marché, au bon moment, dans un contexte socio-économique en mouvance, au sein duquel des dirigeants et des consultants sont à la recherche d'idées nouvelles (ou de simples « solutions »). Ces différents « mondes », concourent ainsi diversement et complémentaire-ment, à fabriquer, déployer, légitimer, amplifier ou défaire ce marché de la pensée et des idées managériales, pour le convertir en commerce lucratif.

 Des communautés de pratiques autogérées, aux communautés pilotées

C'est en particulier l'anthropologue Julian Orr, qui a mis en exergue, dans le cadre du champ académique, une communauté qui deviendra alors référente : celle de techniciens de maintenance au sein de la société Xerox. L'anthropologue observa qu'ils se réunissaient informellement, avant et après le travail, ainsi qu'au cours de la pause de déjeuner, pour échanger des informations, des « récits de guerre », véritable pratique narrative, autour des dysfonctionnements des machines, curieusement non prévus dans l'imposant manuel de documentation officiel… Ils partageaient ainsi informellement et collectivement leurs connaissances et leurs pratiques sur la manière de régler les problèmes liés notamment aux pannes imprévisibles ou inhabituelles.

L'ensemble du groupe forme bien ainsi une communauté de pratique auto-organisée, s'appuyant sur un domaine d'intérêt commun, un engagement mutuel, volontaire, une mémoire collective reposant notamment sur la capitalisation des pratiques, et même une forme de passion. L'attitude du management, hostile au départ, évolua quand il constata qu'à la suite de l'élimination de ces réunions informelles, les connaissances n'étant plus partagées, le nombre d'appels clients augmenta significativement, notamment pour les pannes imprévisibles…

Aussi pour surmonter ce problème, Xerox initia le projet Eurêka, pour encadrer et superviser la dissémination des connaissances, et finalement reconnaître d'une certaine manière la communauté de pratique, en créant une base de données capable de stocker et de préserver les idées utiles en les rendant accessibles. Xerox constata qu'Eurêka permit de générer des économies substantielles.

Des structures hybrides présentes dans une majorité de grands groupes

Ce récit fondateur constitue une forme de référence au déploiement progressif de ces structures hybrides désormais insérées au sein d'une grande majorité de grands groupes mondiaux comme Hewlett-Packard, British Petroleum, Xerox, Siemens, IBM, Orange, GDF Suez, Schlumberger, etc., qui considèrent qu'elles contribuent clairement à accroitre leurs performances. Mais l'originalité et l'efficacité de cette structure atypique, qualifiée désormais de « pilotées » et non simplement « auto-organisées » ou spontanées, comme elles l'étaient initialement chez Xerox, est qu'elle repose précisément sur une coopération sous la forme d'un co-pilotage subtil mais nécessaire, entre le management hiérarchique et la forme communautaire (pas toujours exempt de tensions).

Cette dernière, pour exister, a en effet besoin de l'appui du management supérieur, pour lui donner une forme de légitimité au sein de la firme, mais elle doit simultanément conserver ses caractéristiques propres déjà évoquées. En particulier, l'existence d'espaces de coopération, de délibération et de socialisation sécurisants et confiants, propices au partage de pratiques et à la création de savoirs utiles en vue de leur propagation pour le bénéfice de la collectivité professionnelle de l'entreprise.

 Trois raisons pour l'émergence du nouveau cycle atypique

L'irruption de ces formes communautaires et collaboratives (à travers l'irruption de 2.0), s'explique en effet, au moins pour trois raisons. En premier lieu, elles arrivent comme nous l'avons souligné, « au bon moment », c'est-à-dire dans un contexte où précisément ces successions de modes et modèles s'épuisent et fatiguent si l'on peut dire un certain nombre de salariés. La rationalisation à outrance, atteint d'une certaine manière ses limites, certains observateurs et praticiens avisés de terrain n'hésitant pas, à en souligner les effets parfois contreproductifs (comme d'ailleurs l'excès de dispositifs de contrôle contribuant à fabriquer une forme de méfiance).

En second lieu, cet appel d'air coopératif, propre aux communautés de pratique, trouve sa source et son impulsion, contrairement aux cycles managériaux précédents, non pas dans les « mondes d'acteurs », mais plus simplement sur un besoin renouvelé d'expression d'idées et de pratiques exprimées dans un cadre atypique, en dehors des structures hiérarchiques formelles. Il est d'ailleurs significatif que peu d'ouvrages et peu de colloques traitent de ce sujet.

Enfin, ces communautés de pratique trouvent tout naturellement une place privilégiée et une fertilisation au cœur de la rencontre entre l'économie fondée sur les connaissances, dont on connaît l'importance considérable dans notre régime de croissance post-industriel, et le développement des technologies numériques ouvertes, collaboratives et réticulaires, autorisant des échanges sur de larges espaces sur la base de communautés virtuelles. On peut ainsi observer l'émergence d'un nouveau cycle managériale atypique, hybride, original et prometteur, de type communautaire, qui va inévitablement faire évoluer la posture du management traditionnel. Le nouveau management coopératif et collaboratif fondée sur le savoir, est ainsi en marche.

 

 

Jean-Pierre Bouchez

Président de Planète Savoir

Chercheur au Larequoi (Université de Versailles)

Directeur Recherche & Innovation à IDRH

Dernier ouvrage publié : L'économie du savoir, Editons De Boeck.

 

 

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