La cécité des Européens

Le résultat du scrutin de dimanche tient notamment à la faiblesse des partis européens, incapables de répondre aux arguments des extrêmes. Faut-il pour autant désespérer de l'Europe? par Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au Plan

Le monde a basculé. De nouvelles puissances ont émergé. L'Europe a cessé de dominer le monde, et en particulier, la Chine et l'Inde retrouvent leur place. Son poids relatif est moindre dans l'ordre économique, politique et culturel. Ce retournement rapide, combiné avec la révolution des communications et des transports, est le phénomène qui a le plus changé la vie des Européens. Ils n'en ont pas pris clairement conscience ni tiré les conséquences.

 Un nouvel état du monde

La stagnation des salaires, qui s'est étendue du secteur exposé à la concurrence internationale à l'ensemble de l'économie, c'est la concurrence de la Chine et des nouveaux pays industriels. Le quasi disparition de l'inflation, c'est la pression permanente sur les prix exercée par ces économies à faible coût. L'abondance des produits de grande consommation à des prix relativement bas, pour le grand profit des consommateurs européens, c'est la montée des importations de pays devenus les ateliers du monde. L'explosion de l'endettement des particuliers, c'est le substitut trouvé par les banques avec la complicité des Etats, pour maintenir la consommation en dépit de la stagnation ou de la baisse des revenus salariaux, préparant ainsi la crise de 2008. La montée des inégalités, en particulier celle entre les revenus du capital et ceux du travail, c'est l'écart considérable entre les gagnants et les perdants de la mondialisation.

Inutile de chercher dans la perfidie accrue des capitalistes et des banquiers la cause des changements dont se plaignent les Européens. Adaptons nous à ce nouvel état du monde. Nous n'avons pas d'autre choix. Adaptation ne veut pas dire décomposition ou déréliction. Les Européens disposent d'un patrimoine accumulé élevé, d'un savoir et d'un savoir-faire apprécié, d'une capacité à vivre dans des sociétés complexes respectueuses des droits individuels et collectifs. Ils ont leurs chances et leur place dans le nouveau monde.

Faut-il encore qu'ils se remettent en cause (« la nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir » comme dit Edouard Glissant), qu'ils transforment leurs systèmes sociaux et éducatifs, qu'ils redéploient leur appareil productif, qu'ils gardent une avance dans le domaine de la recherche et de l'innovation, qu'ils ne vivent pas au dessus de leurs moyens en s'endettant sans limite. Leur complexe de supériorité n'est plus de saison. Autrement, les Européens seront les « ci-devant » ou les mandarins du vingt et unième siècle, perdus dans leur souvenirs et errant dans leurs musées.

La construction européenne nous aide-t-elle à nous adapter ?

L'élection européenne aurait dû être centrée sur cette question majeure : la construction de l'Europe facilite -t-elle l'adaptation à ce nouvel état du monde ? Si oui, comment ?

La grande majorité des Européens a déjà répondu oui à la première question. Une organisation du monde en régions est un plus évident : capacité de se faire entendre, grands marchés homogènes, politiques communes, échanges privilégiés de toute nature. Pour les Européens, changer de cap ou vider l'Europe de son contenu serait une rupture suicidaire, l'étape précédant une sortie de la mondialisation, utopique pour une France dépendante de ses échanges extérieurs.

La voie de l'adaptation passe par une Europe plus forte parlant d'une seule voix dans les instances internationales, en priorité dans les organismes à caractère économique (FMI, Banque Mondiale) et demain au G8 et au Conseil de Sécurité et disposant d'une monnaie stable reconnue partout.

L'échec du "policy mix" en matière économique

La réponse à la seconde question est plus complexe, elle appelle un débat et des choix sur les politiques et le mode de gouvernance, qui doivent être traités par les électeurs. Le simple prolongement de la situation actuelle n'est pas satisfaisant. Certaines des politiques suivies ont été mauvaises, d'autres sont lacunaires et la gouvernance de plus en plus complexe et peu efficace.

Le "policy mix" des dernières années est un grave échec ; la priorité donnée à la réduction rapide et brutale des déficit publics a eu pour effet une augmentation de l'endettement par rapport au PIB et une quasi stagnation. La productivité n'a pas augmenté, alors que le soutien de l'investissement est resté très faible. Les politiques de l'énergie, de l'immigration ou de l'environnement ont été lacunaires. Si des progrès substantiels ont été faits pour améliorer la régulation financière et bancaire, toutes les conséquences de la mise en place de l'euro n'ont pas été, notamment sur le plan institutionnel (comment simultanément réagir vite et assurer une dimension démocratique ?).

Ces questions n'ont été qu'effleurées dans le débat électoral.

Une phase supplémentaire dans la crise de défiance à l'égard de François Hollande

En France, le thème de la mondialisation n'apparaît pas dans les professions de foi, sauf chez les centristes. Le mot « Chine » est un mot inconnu, alors que le sort des Européens dépend pour une part de l'insertion de ce géant dans l'organisation politique et économique mondiale Le débat sur les voies et moyens de l'Europe a été quasi inexistant. L'élection n'a été qu'une phase supplémentaire de la crise de défiance à l'égard du Président de la République et de l'ensemble de la classe politique et elle s'est conclue par un vote de colère que mesure le pourcentage d'abstentionnistes et de voix FN.

La faible réponse des partis dits européens

Les partis dits européens ont peu répondu aux arguments des extrêmes qui refusent à la fois la construction européenne et la mondialisation. Qui a décrit, sans passion mais avec rigueur, les effets d'une sortie de l'Euro accompagnée d'une dévaluation, dans un premier temps: endettement accru en euros, contrôle des mouvements de capitaux, réduction de la demande intérieure au profit des exportations pour éviter une cascade de dévaluations engendrées par notre déficit de la balance des paiements ?

A gauche, l'on a préféré un faux débat opposant pour la présidence de la Commission les candidats du centre droit et du centre gauche, qui sont d'accord sur à peu près tout, et notamment la détestable politique macroéconomique suivie par l'Europe. L 'incongruité de la candidature d'un ancien chef de gouvernement du Luxembourg, considéré il y a quelques mois encore comme le grand paradis fiscal de l'Union, a été peu dénoncée. Rappelons que le Luxembourg ne devient vertueux qu'à cause de la victoire remportée sur les banques suisses par Obama. Rappelons aussi que le PPE avait un bon candidat en la personne de Michel Barnier, qui a fait beaucoup progresser la régulation financière et bancaire de l'Europe.

 L'Allemagne pourrait se passer de l'Europe

La situation n'a pas été très différente dans quelques autres pays de l'Union. Les élites britanniques considèrent que, comme en 1940, le pays peut faire face tout seul, les acteurs économiques en sont moins convaincus. L'Allemagne, qui sur un plan strictement économique pourrait à cour terme se passer de l'Europe juge, elle, que l'Europe actuelle, avec ses dysfonctionnements est la moins mauvaise solution.

C'est aussi la position de « petits » pays, comme les pays Baltes, complètement immergés dans la concurrence internationale qui supportent les chocs de la mondialisation, sans crise politique ou sociale grave. Ils ont baissé fortement les salaires et les charges pour retrouver de la compétitivité. Il est vrai que le joug du marché, de l'Europe et de la mondialisation leur paraît léger par rapport au joug soviétique.

La trahison des clercs

Il serait donc excessif de dire que dans tous les pays européens une majorité de citoyens refuse le monde tel qu'il est et cherche sinon à revenir aux temps anciens mais tout au moins à retarder les adaptations. L'élection du Parlement européen a été une occasion perdue de faire comprendre aux Européens le monde nouveau de la mondialisation et des nouvelles grandes puissances et à leur proposer une voie.

Dans beaucoup de pays, dont la France, les clercs ont trahi. Considérant que la bataille intellectuelle serait perdue, ils ne l'ont pas livrée. Peut-on rappeler que la première bataille et victoire de de Gaulle en 1940 a été de comprendre et d'expliquer que l'effondrement de la France ne signifiait pas la fin de la guerre et qu'elle allait continuer sur tous les continents. Une vision partagée est le préalable à une adaptation réussie.

Un monde multipolaire

Et après ?

Et après, le monde multipolaire continuera de tourner avec ses bons, ses mauvais côtés et ses convulsions. La chimie lourde va continuer de décliner en Europe, comme les effectifs dans l'industrie (mais pas forcément la valeur ajoutée et les exportations).  Dans le ciel de l'Europe et sur nos routes apparaîtront des avions ou des voitures chinoises (ou franco-chinoises), le yuan sera une des grandes monnaies internationales. Les touristes chinois seront de plus en plus nombreux et achèteront de plus en plus en sachant mieux choisir. Et la gestion du monde multipolaire sera heurtée et incertaine.

En Europe, d'abord la cuisine interne, Angela Merkel à la manoeuvre

 Et après, en Europe ? Dans les prochains mois, la priorité sera à la « cuisine » soit la distribution des postes, qui va accaparer les dirigeants et les medias. Le souci d'équilibre géographique et politique et la recherche du consensus aboutiront à une sélection de personnalités peu marquées qui ne devraient pas faire d'ombre aux dirigeants en place. Cela dit, de bonnes surprises sont possibles. Dans le passé, Van Den Rompuy a pris plus d'importance qu'il n'était prévu. Compte tenu d'un affaiblissement accru de la France suite à ces élections et de la victoire relative du PPE, c'est la chancelière allemande qui prendra les décisions majeures : présidence de la Commission, inflexion discrète de la politique macroéconomique, relance de quelques politiques communes (énergie, environnement...). Acceptera -t-elle que le représentant d'un des pays les plus réticents à lutter contre la fraude et à harmoniser la fiscalité préside la Commission ? C'est possible, puisque l'Europe vire de plus en plus à droite. Elle laissera la France choisir entre Mme Guigou et M. Moscovici pour la Commission.

A plus long terme:  des progrès possibles

Et après ces quelques mois ? La situation est plus ouverte qu'on ne le croit et des progrès sont possibles.

Grâce aux chocs et aux défis extérieurs. M Poutine est le catalyseur d'une possible politique de l'énergie et d'une politique de voisinage plus cohérente. Ne sous estimons pas la pression qu''exerceront des pays comme la Pologne. De nouveaux chocs sur les marchés peuvent conduire à des progrès aussi substantiels que ceux accomplis avec la crise actuelle (nouveaux fonds, régulation financière et bancaire…) Un désengagement supplémentaire des Etats-Unis et une montée du terrorisme international rendrait nécessaire de nouveaux instruments. L'Europe progresserait dans l'urgence et les crises, ce qui ne serait pas nouveau.

 Une affirmation des régions relancerait l'Europe sous de nouvelles formes

Grâce à des changements à l'intérieur de l'Europe elle -même. Il est possible que l'événement le plus important dans l'Europe de 2014 soit, non l'élection du Parlement mais les référendums qui vont intervenir en Ecosse et en Catalogne. Une affirmation des régions en Europe- le regroupement des régions françaises irait dans le même sens- engendrerait une relance de l'Europe sous des formes nouvelles. Les réseaux entre cités et métropoles européennes, qui ont commencé à se développer dans le domaine de l'efficacité énergétique et de l'environnement connaîtraient un nouvel essor à une échelle plus large. Une esquisse d'une Europe des régions pourrait apparaître.

Si, l'Europe rebondira

Grâce à la société civile européenne. Il existe, y compris en France, de nombreux européens convaincus, qui ne resteront pas inertes, les cadres des entreprises présentes sur les marchés internationaux et une partie de la jeunesse formée à l'international. Ils sont à l'origine de nombreuses initiatives allant dans le sens de la coopération européenne et ils finiront par l'emporter sur les conservateurs souvent âgés qui monopolisent les pouvoirs à Bruxelles et dans d'autres capitales européennes.

Il leur faut des complices et des relais chez les politiques. Il suffit de quelques responsables, au moment opportun, à Berlin, Paris, Varsovie et Bruxelles pour changer la donne. Mario Draghi a été le quasi sauveur de l'euro. Qui eut dit que le salut viendrait d'un ancien des Jésuites et de Goldman Sachs ? Il a trouvé les mots au bon moment et a convaincu qu'ils seraient suivis d'actes.

Il n'est de richesse que d'hommes et l'Europe est riches en hommes (et femmes) aptes à surprendre et innover.

L'Europe rebondira.

 

Pierre -Yves Cossé

26 Mai 2014

>> Retrouvez tous les résultats des élections européennes, pays par pays

 

 

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Commentaires 13
à écrit le 24/06/2014 à 13:08
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Mais l'Europe manque "d'HOMMEd'ETAT" et non pas de petits politiciens qui n'ont de cesse que de nourrir leur petite ambition. La France n'a plus d'HOMME d'ETAT depuis prés de 40 ans et elle s'enfonce irrémédiablement dans la médiocrité économique. Tr...

à écrit le 30/05/2014 à 12:06
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La France a tout à fait les moyens de s’ouvrir sur le monde et de coopérer librement avec de nombreux états comme elle l’a toujours fait. Il est évident que certains grands sujets ne se règleront que dans un cadre planétaire (et non seulement europée...

à écrit le 28/05/2014 à 20:59
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Eternel argumentaire: la mondialisation est une fatalite de nature divine , Il faut s'y adapter ou mourrir . NON et NON la mondialisation est le resultat d'une decision americaine de ne plus convertir le dollard en or , et de liberer les echanges int...

à écrit le 28/05/2014 à 2:57
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Le vote en france exprime la connaissance de son peuple quand à ses gouvernements toujours complices des multinatioonales/ Pétition STOP TAFTA /

à écrit le 27/05/2014 à 11:25
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Oui tout ça c'est très bien. Mais pourquoi si peu d'audience AVANT les élections... quand on est un ancien commissaire au plan qui a - visiblement - peur pour la place de l'Europe demain, on se met en chemin: conférences partout pour expliquer, parta...

à écrit le 27/05/2014 à 1:02
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"Inutile de chercher dans la perfidie accrue des capitalistes et des banquiers la cause des changements dont se plaignent les Européens. Adaptons nous à ce nouvel état du monde. Nous n'avons pas d'autre choix." : Il n'est pas du seul ressort de l'Eur...

le 27/05/2014 à 11:38
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Vous ne regardez que la France... Londres, Hong Kong, Shanghai,... ont des prix de l'immobilier qui s'envolent - pour éviter les bulles, il suffit de regarder sur 30 ans - ... si le parc se dévalorise à Paris, les investisseurs n'investiront plus et ...

le 27/05/2014 à 11:53
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Vous ne regardez que la France. L'immobilier à Londres, Hong Kong, Shanghai ,... s'envole - et pour sauter les bulles, il faut regarder à 10, 20 ou 30 ans; Hg Kg en est un bon exemple - si le parc parisien se dévalorise, alors tout le reste suivra: i...

le 28/05/2014 à 8:51
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"Pour les (petits aussi !) propriétaires, un capital immobilier à pérenniser, c'est aussi des travaux à faire faire par des entreprises, des artisans,... " : Les investisseurs dans l'immobilier font plus de travaux que les propriétaires occupants? C'...

à écrit le 27/05/2014 à 0:11
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Si nous regardons l'histoire, il est un exemple proprement ahurissant: l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler. Ahurissant car le programme, dans ses moindres détails est dans Mein Kampf. Tout y est. A la lecture de ce livre, on se pose la question: co...

à écrit le 26/05/2014 à 23:00
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"un traité de commerce plaçant la France sous la dépendance économique de l’Allemagne, qui en fasse une zone d’exportation de nos produits et nous permette d’évincer le commerce anglo-saxons en France. Ce traité devra nous assurer toute liberté d’act...

le 27/05/2014 à 11:47
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L'Allemagne souhaiterait une France bien gérée et qui ait les mêmes résultats qu'elle... pour mieux commercer il faut que l'acheteur soit riche... on le sait depuis Marco Polo.

à écrit le 26/05/2014 à 17:37
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L'allemagne pourrait ce passer de l'europe oui et l'europe de l'allemagne l'allemagne qui veut recuperer l'alsace grace aux euroregion ,ne laissons pas faire !

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