La fin de l'Autriche-Hongrie (8/8) : les leçons de l’histoire

Cent ans après le début de la Première Guerre mondiale, La Tribune revient sur une des suites majeures de ce conflit, la fin de l’Autriche-Hongrie, et sur ses conséquences économiques. Aujourd’hui, les leçons à tirer de l’éclatement.

Dès que l'on entreprend de s'intéresser à l'histoire économique de la fin de l'Autriche-Hongrie, une question surgit inévitablement : faut-il y voir une leçon pour notre temps ? La question hante d'autant plus nos esprits contemporains qu'en dépit de l'apaisement de la crise de la zone euro depuis l'été 2012, la perspective d'une implosion de cette union monétaire demeure un sujet de polémique.

Dresser des comparaisons historiques n'est jamais chose aisée et se heurte évidemment à l'irréductible opposition des contextes. Aussi faut-il noter que, dans l'Autriche-Hongrie, à la différence de la zone euro, le politique précède l'économique et que le ciment représenté par la Maison de Habsbourg était extrêmement puissant. Aussi, la dissolution de l'union monétaire austro-hongroise est-il un phénomène d'abord politique, causé par une défaite militaire et accompagné d'une création d'États parfois ex nihilo.

Première leçon : les causes politiques prédominent

Faut-il en conclure qu'il n'existe pas de leçon à tirer de cette dissolution ? Certainement pas. La première leçon concerne la fin même de l'union monétaire. L'Autriche-Hongrie donne un éclairage sur la façon dont peuvent mourir les unions monétaires. Volker Nitsch, économiste à l'institut allemand Ifo, a examiné dans un article publié en 2004 les causes de la fin de plusieurs centaines d'unions monétaires. Il en est arrivé à la conclusion « surprenante » que « ni les asymétries de production, ni celles de politiques budgétaires ne conduisent à la fin des unions monétaires. » Si les unions se dissolvent, c'est soit pour des raisons politiques, soit en raison d'une divergence d'inflation.

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Le cas austro-hongrois montre que, souvent, ces deux causes n'en font qu'une. Si, après l'abdication de Charles 1er, l'union monétaire n'a pas survécu, c'est d'abord en raison de la volonté politique des États successeurs de s'affirmer. Mais c'est aussi parce que cette affirmation passait par le refus de « payer » par l'inflation les dépenses du gouvernement autrichien, l'ancienne « puissance coloniale. »  Ceci fait écho très clairement à deux exemples plus récents : la fin de la Yougoslavie et celle de l'Union soviétique.

En janvier 1991, le Premier ministre fédéral yougoslave, Ante Markovic, apprend que la filiale serbe de la banque centrale du pays a accordé sans accord fédéral un prêt de 1,5 milliard de dollars en dinars à la République de Serbie dirigée par Slobodan Milosevic. C'est la moitié de la masse monétaire nouvelle pour 1991 qu'envisageait d'imprimer Belgrade, confronté depuis 1989 à une inflation forte. L'événement décida Slovènes et Croates à presser le pas vers l'indépendance et à créer une nouvelle monnaie avant la fin de l'année, sans attendre la reconnaissance internationale de leurs indépendances. De même, en 1993, la décision russe de mener une politique monétaire restrictive a provoqué l'éclatement de la zone rouble issue de l'URSS.

Deuxième leçon : un effet d'entraînement

La deuxième leçon à retenir, c'est la difficulté de maintenir une union lorsque s'engage un processus de dissolution. En 1994, deux économistes du FMI, Peter Graber et Michael Spencer ont publié un article sur les leçons de la dissolution austro-hongroise. Au-delà d'un discours très « FMI », leur étude relève l'importance des arbitrages entre les parties de l'ex-zone monétaire lorsqu'un membre décide de sortir. On a vu que la décision du royaume des Serbes, Croates et Slovènes avait enclenché une inévitable dissolution de l'union monétaire.

C'est également vrai lors de la fin de la zone rouble ou de la Yougoslavie (sur un temps plus long, cependant). À noter néanmoins que l'on trouve des exemples contraires, plus rares, comme la sortie de la Guinée de la zone franc qui n'a pas entraîné d'éclatement de cette dernière. Mais là encore, des choix politiques ont souvent primé sur les choix économiques.

Troisième leçon : maîtriser l'offre monétaire

Ceci amène à la troisième leçon, dressée par Peter Graber et Michael Spencer, qui soulignent que « l'enjeu d'une réforme monétaire n'est pas l'échange de nouveaux billets contre des anciens, pas même la création d'un institut d'émission, c'est la maîtrise de l'offre monétaire. » Ceci suppose alors, si l'éclatement n'est pas « négocié » et contemporain, à la fois une « prime au premier sortant » et la nécessité de réduire l'ancienne masse monétaire par des mesures de taxations sévères.

La Yougoslavie, en raison de son tampon falsifiable, a échoué à profiter de cette « prime au premier » et c'est la Tchécoslovaquie qui a allié une réforme monétaire rapide, avec l'émission de nouvelle monnaie un mois après le tamponnage à une lourde taxe, qui a su le mieux « stériliser » l'immense masse de couronnes austro-hongroise. À l'inverse, l'Autriche avec sa réforme peu convaincante et la Hongrie, lente dans son « tamponnage » ont dû faire face à de sévères tensions. Aggravées évidemment par une politique budgétaire trop laxiste, alors que pour les deux économistes du FMI, une politique restrictive est un élément essentiel de cette maîtrise de l'offre monétaire.

Quatrième leçon : des réactions différentes

Sauf que, et c'est la quatrième leçon : chaque pays réagit différemment, dans son propre contexte économique et politique, à la sortie d'une union monétaire. Mener une politique déflationniste était sans doute politiquement suicidaire pour une Autriche démembrée et vaincue qui, sans doute, n'avait guère d'autres choix que l'hyperinflation. Même Joseph Schumpeter dans son projet de budget de 1919 ne prétendait à rien d'autre qu'à une stabilisation du déficit...

À l'inverse, la Tchécoslovaquie, qui disposait d'une structure industrielle cohérente et de l'appui des alliés, a pu mener une politique douloureuse, jusqu'à l'excès du reste.  Là encore, on ne soulignera jamais assez le poids du politique et des circonstances. Et l'absence de conséquences uniques et « inévitables » lors de l'explosion d'une union monétaire.

Cinquième leçon : pas de cataclysme économique

Cinquième leçon : la fin d'une union monétaire n'est pas nécessairement un cataclysme économique. En 2006, une étude d'un universitaire californien, Andrew Rose, fondée sur de nombreux cas (69 sorties d'unions monétaires) a montré qu'il n'y avait « aucun mouvement macro-économique typique notable » qui distinguait les pays sortants des pays demeurés dans des unions. Le cas austro-hongrois le prouve. Les données de la Cambridge Economic History of Modern Europe montrent ainsi que la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie ont retrouvé respectivement en 1922 et 1923 leur niveau de vie d'avant-guerre, ce qui est largement dans la moyenne européenne et ce qui est mieux que le Royaume-Uni (qui n'y reviendra qu'en 1924). La Hongrie est revenue à ce niveau en 1925, soit un an avant l'Allemagne. Là encore, l'Autriche fait figure de lanterne rouge et n'a retrouvé qu'en 1927 son PIB par habitant de 1913. Mais on a vu les particularités de ce pays. De façon générale, il est donc impossible de conclure que l'éclatement de l'Autriche-Hongrie a provoqué un choc négatif qui a conduit à une perte de vitesse économique de la région.

Les chiffres de la croissance viennent à l'appui de cette conclusion. Car, cette région a été dans les années 1920 une des plus dynamiques d'Europe. Le taux de croissance annuel par habitant entre 1920 et 1929 est, soit supérieur, soit comparable à la moyenne européenne (3,21%). Pologne, Tchécoslovaquie et Hongrie connaissent même une croissance par tête supérieure à 5% par an. La Yougoslavie est plus lente (3,11%), mais l'Autriche affiche un étonnant taux de 4,93% par an.

La république alpine a donc perdu beaucoup dans la fin de l'union, mais elle s'est redressée avec vigueur. Sur la même période, la croissance par habitant du Royaume-Uni est de 1,22%, celle des États-Unis de 1,94%. En 1929, la Tchécoslovaquie a un PIB par habitant comparable à l'Italie, alors qu'en 1922 il était de 30% en faveur de l'Italie. Vous avez dit cataclysme ?

Sixième leçon : l'adaptation de l'industrie

En réalité - et c'est la sixième leçon, les économies se sont rapidement adaptées aux nouvelles contraintes nationales et monétaires. Le protectionnisme - du reste modéré - qui s'installe entre les pays, n'est pas une entrave à leurs développements.

En 1975, Zora et Frederic Pryor, deux économistes de l'université de Swarthmore, en Pennsylvanie, ont étudié l'évolution du commerce tchécoslovaque après l'éclatement de l'Autriche-Hongrie. Leurs conclusions montrent que l'industrie du pays n'a pas été détruite par cet événement, mais qu'elle s'est adaptée à des marchés nouveaux. La part des anciens partenaires de l'Empire a reculé, celle des « marchés extérieurs » a explosé.

« Les structures de production et de commerce montrent peu de changements et l'ajustement a consisté à modifier la structure géographique du commerce », soulignent les auteurs qui estiment qu'en 1925, cet ajustement était terminé. Rien de comparable avec l'effondrement des années 1930, donc.

Septième leçon : une crise économique majeure est plus douloureuse

Ceci nous amène à la septième et dernière leçon : la fin de l'union monétaire austro-hongroise a été difficile, dans un contexte international qui ne l'était pas moins. Mais s'il est impossible de dégager une vraie responsabilité de la réforme monétaire dans la récession des années 1919 et 1920, il faut souligner que cette crise n'a jamais été aussi puissante et douloureuse - tant politiquement qu'économiquement - que celle des années 1930. La région a été une des premières victimes de cette crise, en raison certes de la faiblesse (qui ne lui était pas propre de ses capitaux), mais aussi des politiques inconsidérément déflationnistes menées alors. Le cataclysme n'est pas toujours là où l'on est sûr de le trouver...

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Commentaires 3
à écrit le 14/08/2014 à 0:01
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Bravo pour ces études à méditer.

à écrit le 13/08/2014 à 11:21
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Très interessant... Bravo pour ces enseignements!

à écrit le 13/08/2014 à 9:56
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Félicitations pour cette série très intéressante, l'Histoire est toujours pleine d'enseignement, merci de nous en faire profiter par ces articles très bien construits. Bravo et merci !

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