Il n'aura échappé à personne que Gérard Mestrallet, dirigeant de GDF Suez, devrait prendre sa retraite en 2016 avec l'assurance de toucher 831 641 euros par an ad vitam. Beaucoup se sont émus de ce chiffre. Pourtant, si Mestrallet n'est pas à plaindre, force est de constater qu'il s'en est tenu à une stricte application des réglementations en vigueur, et que ses émoluments apparaissent plutôt raisonnables au regard de ceux d'autres grands patrons, français ou non. L'indignation de certains révèle, en creux, une conception binaire de la société, et une connaissance limitée des mécanismes du monde de l'entreprise.
Le code Afep-Medef, la « soft low » de plus en plus rigide
Le souvenir de Jacques Roux, alias le « curé rouge », figure de la révolution française, a surtout traversé l'histoire pour la façon « choc » que ce prêtre révolutionnaire avait de présenter ses théories. On le remarque dans la titraille de ses discours. L'un d'entre eux s'appelle ainsi « Les riches, c'est-à-dire les méchants ».
Si le raccourci, simpliste, prête aujourd'hui à sourire, plus personne ne pouvant assumer publiquement une posture si « naïve », l'esprit des pamphlets de Jacques Roux persiste en filigrane dans certaines sphères. De « méchants » à « malhonnêtes », la frontière est ténue, et en reprochant aux grands patrons leur salaire, ce sont les moyens par lesquels ils l'ont obtenu qu'on soupçonne d'être entachées, si ce n'est de fraude, à tout le moins d'arbitraire.
Les dirigeants d'entreprise ont des comptes à rendre
A ce stade, deux ou trois vérités méritent d'être rappelées. La première, c'est que les dirigeants de grandes entreprises ne font pas ce qu'ils veulent. Ils ont beau être au sommet de la pyramide, ils ont des comptes à rendre, des principes à respecter. La plupart d'entre eux sont listés dans le « Code de gouvernement d'entreprise des sociétés cotées », plus connu sous le nom de code Afep-Medef.
Toiletté en juin 2013, ce code a serré la vis. Plus exigeant, il pose désormais davantage de critères de performance et impose plafonds et conditions d'ancienneté. Concernant les retraites-chapeaux, il ajoute des seuils. Deux ans d'ancienneté sont nécessaires pour pouvoir y prétendre. Chaque année, les droits ne peuvent représenter plus de 5 % de la rémunération de référence (fixe et variable). Enfin, ces retraites supplémentaires sont plafonnées à 45 % du revenu de référence.
Gérard Mestrallet est dans les clous
Les 831 641 euros que touchera Gérard Mestrallet correspondent à 28 % de sa rémunération totale actuelle. On voit que le patron de GDF Suez est dans les clous. Autres garde-fous, les Assemblées générales d'actionnaires et le Conseil d'administration du groupe. A deux reprises, l'AG a validé à plus de 95 % l'ensemble de la rémunération de Mestrallet.
Le code Afep-Medef relève de la « soft law ». Son non respect entraine des sanctions, oui, mais d'ordre économique ou de réputation. Les entreprises peuvent choisir de ne pas appliquer ce code, mais doivent alors répondre au principe anglo-saxon du « comply or explain » (appliquer ou expliquer). En plus de préciser pourquoi elles souhaitent se soustraire à cette norme, elles doivent proposer des mesures alternatives provisoires, et informer du délai dans lesquelles elles prévoient de s'y conformer. Enfin, le code Afep-Medef a été flanqué en octobre 2013 d'un Haut comité de gouvernement d'entreprise, qui veille au bon respect de ses recommandations.
Quand Emmanuel Macron se défausse...
Si le contrôle du salaire des grands patrons a été durci, le respect des prescriptions du code Afep-Medef ne prémunit pas pour autant de certains problèmes de réputation. Le cas Mestrallet en est le dernier exemple en date, puisque la CGT s'est indignée du montant de sa retraite-chapeau, que les déclarations de cette dernière ont largement été véhiculées par les médias, et que le ministre de l'Economie Emmanuel Macron lui-même s'est déclaré « choqué » par ce montant.
Un tout petit peu ironique, quand on sait que l'Etat n'a jamais légiféré sur l'encadrement de la retraite-chapeau, laissant aux entreprises le soin de le faire. Trop épineux. Trop impopulaire auprès des grands patrons. Un peu facile, puisque le « code » suit peu ou prou les recommandations édictées par les majorités successives, et fait preuve d'autorité là où elles se sont toutes défaussées.
Gagner beaucoup, est-ce forcément gagner trop ?
« Le plus souvent, l'argent gagné est cohérent par rapport au risque, à l'importance du poste, aux enjeux, au prix du marché. On ne médiatise que les abus. » (Le Monde, 22/11/2012) Pierre Kosciusko-Morizet, entrepreneur ayant fondé l'entreprise de commerce en ligne Pricemister, se trompe en partie. On ne médiatise plus seulement les abus. Le tapage autour de Gérard Mestrallet le prouve, puisqu'on reproche ici au patron de GDF Suez d'avoir suivi, le petit doigt sur la couture du pantalon, les recommandations du code Afep-Medef.
Ce respect scrupuleux mais critiqué du code de bonne conduite montre qu'on assiste à un glissement des critères de jugement. L'opinion, ou en tout cas une partie d'entre elle, ne fonde plus son verdict sur l'adhésion aux normes, mais sur des principes moraux. 831 641 euros par an, ça a beau être tout à fait conforme aux règles, ça reste indécent. Le problème, c'est qu'en opérant une telle bascule, on accepte de composer avec ce qui détermine avant tout la morale : sa relativité.
Indispensable comparaison
Or, la seule façon de juger de la moralité du salaire de Mestrallet, c'est de le comparer à d'autres salaires de personnes de sa stature. Tout autre mise en perspective serait tronquée, puisque confrontant des « sujets d'étude » sans rapport. Ce que le bon sens populaire résume par l'expression « on ne peut pas comparer l'incomparable ».
Selon une étude du cabinet de conseil Proxinvest datée de 2012, en cheville avec l'ECGS, en Europe, la rémunération globale des PDG de grands groupes est de 3,9 millions d'euros. Les PDG français ne gagnent en moyenne que 50 % de la rémunération de leurs homologues britanniques, 70 % de celle de leurs voisins italiens, 80 % de celles des dirigeants espagnols, suisses ou allemands.
Le salaire de Gérard Mestrallet (2 849 533 euros en 2013) et, de la même manière, sa retraite-chapeau, semblent raisonnés au regard des 378 millions de dollars qu'a empochés Tim Cook, patron d'Apple, en 2011. Mais pas besoin de traverser l'Atlantique pour trouver de gros poissons. En 2013, Christopher Viehbacher, dirigeant de Sanofi, a touché une rémunération totale de 8 648 326 euros, Jean-Paul Agon, à la tête de Loréal, a plafonné à 8 517 300 euros, quand Bernard Arnault, chez LVMH, s'est octroyé 8 070 873 euros.
La régularité morale du salaire patronal mesurée au regard de la santé de leur société
Le propos, ici, n'est évidemment pas de faire passer Mestrallet pour un patron aux revenus modestes, mais simplement de supposer que, peut-être, ses émoluments puissent entretenir un rapport avec son mérite, c'est à dire la conduite de sa carrière et sa gestion de GDF Suez, groupe qui recrute 9 000 collaborateurs chaque année et investit 8 milliards d'euros. De façon générale, la régularité morale du salaire de tous les grands patrons doit être mesurée au regard de la santé de leur société, seul mètre-étalon valable.
Rompre avec les conceptions manichéennes
Il est, également, d'inviter à rompre avec la conception manichéenne chère à Jacques Roux, selon laquelle le monde serait divisé en deux camps : les patrons-voyous d'un côté, les salariés spoliés de l'autre. Cette rupture n'existe pas. Le monde de l'entreprise n'est pas partagé en deux par un ravin infranchissable, il a une structure pyramidale, le patron gagnant un peu plus que son N-1 et ainsi de suite. De la même manière, les ressources d'un pays ne fonctionnent pas comme un jeu à somme nulle. L'argent que les uns gagnent n'est pas pris aux autres, mais réinvesti, redistribué.
Le code Afep-Medef est né d'une volonté populaire et légitime de voir les salaires des grands patrons mieux encadrés. Le texte a le mérite d'exister, et apparait équilibré. En s'opposant à la retraite-chapeau de ceux qui respectent ce cadre normatif, c'est l'autorité de ce code qu'on met à mal. Avec le risque d'entretenir une certaine instabilité juridique, précisément de celles qui laissent la porte ouverte à tous les excès.
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