Une remise en cause inopportune de la neutralité du net

Discriminer le trafic sur internet -remettre en cause sa neutralité- voilà une idée qui revient, et n'émane plus seulement des opérateurs télécom, mais des défenseurs de l'exception culturelle française. C'est une erreur. Par Benoit Felten, président de Diffraction Analysis

Depuis plusieurs semaines je regarde, un peu incrédule, les attaques se multiplier en France contre la Neutralité du Net. Les assauts contre ce principe au coeur de la construction d'Internet ne sont pas nouvelles, mais la forme qu'elles prennent et l'origine de ces attaques ont changé. Jusqu'il y a peu, les arguments visant à remettre en cause la neutralité de l'internet et à mettre en place un système de discrimination du trafic émanaient essentiellement des opérateurs télécoms, ceux qui sont payés par leurs abonnés pour acheminer la partie terminale du trafic internet jusqu'à chez eux. Je ne reviendrai pas ici sur la nature de ces arguments. Ce qui est nouveau, ce sont les attaques provenant d'acteurs du contenu eux-mêmes. Ces attaques ont été articulées par certains lors de l'université d'été du PS en Août, mais elles sont une continuation de mesures préconisées dans dans le rapport Lescure publié en 2013. Elles ont été confirmées lors des Rencontres Cinématographiques de Dijon la semaine dernière: avec une belle unanimité, les acteurs Français du contenu demandent la fin de la Neutralité du Net.

Essentiellement, les arguments sensés la remettre en cause sont les suivants:


-Dans le monde de la TV, la distribution a toujours été payante, les chaînes de télévision payant TDF pour être diffusés. Pourquoi devrait-il en être autrement sur Internet?
-La Neutralité du Net protège les grands acteurs contre les petits, c'est pour cela qu'elle est défendue par les géants Américains de l'Internet.


Des arguments non fondés

Le souci c'est qu'aucun de ces deux arguments n'a de sens.

Le premier est aisément démontable: si la distribution a toujours été payante pour la télévision gratuite, il n'en est pas de même pour la télévision payante (câble, satellite) pour lesquelles les chaînes premium sont rémunérées par le distributeur et non pas l'inverse. Et c'est bien normal, puisque le client paye pour avoir accès à ces chaînes... comme il paye pour avoir accès à internet. Bref, le modèle de la diffusion gratuite de la télévision n'est pas comparable à celui d'Internet. Il est d'ailleurs surprenant de voir un défenseur des producteurs de contenus exiger qu'ils payent plus pour être diffusés.
Le second argument est encore plus difficile à comprendre: dans un modèle où les fournisseurs de contenus devraient payer les opérateurs pour diffuser leurs contenus sur Internet, les gros acteurs auraient évidemment beaucoup plus de facilité à absorber ces surcoûts que les petits. Il est bon d'ailleurs de signaler que dans le débat actuel sur le sujet aux Etats-Unis, les petits acteurs d'Internet sont immédiatement sortis du bois pour défendre un régime qui les protège, alors que les gros ont plutôt défendu la Neutralité du Net du bout des lèvres, sans faire trop de vagues.

Des solution proposées qui posent de nombreuses questions

D'ailleurs,les auteurs de ces attaques sentent bien eux-mêmes que cet argument ne tient pas, puisqu'ils proposent une "Neutralité" du Net qui imposerait aux gros acteurs de payer, mais pas aux petits. Solution qui, outre le fait qu'elle ne serait évidemment plus neutre, poserait pas mal de questions épineuses:
- comment définir un "petit" acteur et un "gros" acteur? A quel moment le "petit" devient-il gros? Et plus concrètement, qui est gros? Google, Netflix, Facebook certainement, mais qui oserait prétendre que Canal + ou TF1 sont "petits"?
- comment faire accepter aux opérateurs un régime selon lequel seuls certains de leurs clients paieraient? La taille du fournisseur de contenu n'est pas forcément liée au volume de trafic généré, donc si l'on admet l'argument (très discutable) que les fournisseurs de contenus envoient "trop de contenu" vers les fournisseurs d'accès, est-ce qu'un petit acteur qui génère beaucoup de trafic (avec un service de vidéo HD par exemple) serait exempté mais un gros acteur qui génère peu de trafic (twitter par exemple) paierait quand même?

On cherche à protéger l'exception culturelle française

On perçoit bien qu'il y a quelque chose de bancal dans cet argument. Selon moi, c'est en fait que les qualificatifs "gros" et "petit" déguisent malhabilement les qualificatifs "Américains" et "Français". La filière audiovisuelle cherche à protéger l'exception culturelle française, chose qui était facile tant que les diffuseurs étaient français, et qui devient difficile, voire impossible maintenant que certains ne le sont plus.

Je n'entrerai pas ici dans le débat de savoir si l'exception culturelle Française est une bonne ou une mauvaise chose, je suis mal placé pour en parler et je n'ai pas vu d'analyse concluante sur son efficacité dans un sens ou dans l'autre. Mais ce qui est certain c'est que ce dont on parle ici n'a rien à voir avec la Neutralité du Net.

Le risque de voir les "petits" se faire écraser par des "gros"


La Neutralité du Net, en ce qu'elle assure à tous la garantie d'être également accessible sur Internet devrait être ardemment défendue par les acteurs de la culture et particulièrement par les fameux "petits" qui risquent fort, dans un régime ou la discrimination est monétisée, de se voir écraser par le pouvoir financier des "gros". Et ce quelle que soit leur nationalité.

Les arguments mis en avant n'ont en fait rien à voir avec la Neutralité du Net, c'est une tentative de détournement: en étendant sa définition et son champ ils pensent pouvoir protéger la culture Française à l'heure de la mondialisation. Je ne sais pas quel est le bon outil pour ce faire, mais ce n'est certainement pas la discrimination des flux par les opérateurs qui ne peut qu'aboutir à l'inverse de ce qui est espéré.

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