Les angles morts des entreprises

Les entreprises ont de nombreux angles morts, ces zones non visibles d'où peut provenir le danger. Elles peuvent pourtant s'en prémunir. par Estelle Metayer, professeure adjointe à McGill University.

Dans une voiture, les angles morts sont les zones de la route que les rétroviseurs avant et latéraux ne couvrent pas. Un conducteur doit y penser en permanence, ainsi qu'aux dangers potentiellement mortels qu'ils peuvent dissimuler.

Les entreprises ont parfois aussi leurs angles morts, qui peuvent s'avérer tout aussi coûteux, pousser les entreprises à surinvestir dans des domaines risqués, ou les empêcher de tirer parti de nouvelles opportunités. Les meilleurs dirigeants veillent à identifier les angles morts de leur entreprise et à introduire des mécanismes pour se garantir contre leurs préjudices éventuels.

Sous estimer les capacités des concurrents...

Une cause fréquente de angles morts dans les entreprises provient du parti pris de certains jugements. Cela se produit lorsque les dirigeants ont des perspectives trop étroites sur leur secteur d'activité, quand ils sous-estiment les capacités de leurs concurrents, ou quand ils ne parviennent pas à percevoir que le paysage concurrentiel est en train de changer.

Un bon exemple d'une entreprise qui a souffert de ce genre de point aveugle est Nestlé. Pendant des décennies, la multinationale suisse s'est définie elle-même strictement comme une des principales sociétés alimentaires du monde. Le label avait créé une restriction auto-imposée, contraignant Nestlé à vendre une gamme relativement réduite de produits. Cependant en 2010, l'administrateur délégué de l'entreprise Paul Bulcke a redéfini Nestlé une entreprise « de nutrition, de santé et de bien-être ». Ce fut une brillante décision stratégique, qui a permis à l'entreprise d'offrir plusieurs dizaines de nouvelles lignes de produits et de services.

Des équipes de cadres trop confiantes

De nombreuses équipes de cadres sont trop confiantes quant à la compétitivité de leur entreprise. Face à leur conseil d'administration, elles rabâchent des estimations exagérées sur les progrès réalisés par leur entreprise : environ 80% des rapports annuels affirment que l'entreprise est « leader sur le marché ». Malheureusement ce genre d'arrogance peut mener à la complaisance et à l'échec concurrentiel.

De nombreuses institutions financières, par exemple, sont mal préparées pour faire face aux nouveaux acteurs sur le marché. Google, qui tâte tranquillement le terrain du marché des assurances automobiles, est titulaire d'un permis bancaire. Pendant ce temps, Square, Paypal et la start-up Affirm traitent déjà une grande part des paiements en ligne.

Il suffit de peu de choses pour passer devant

Au rythme effréné du monde des affaires actuel, il suffit d'une seule amélioration technologique, d'un meilleur prix, ou une grande campagne de publicité virale pour qu'un concurrent passe devant. A tout moment de nouveaux acteurs peuvent surgir de nulle part. La compagnie de taxi Uber n'existait pas il y a cinq ans : elle est maintenant évaluée à plus de 40 milliards de dollars. L'expansion rapide d'Alibaba menace les détaillants occidentaux qui ne s'attendaient pas à faire face à un concurrent chinois. Les avions et les automobiles sans pilote vont bientôt transformer de nombreux secteurs.

Croire qu'une vérité établie va le rester

Une autre cause fréquente de angles morts dans les entreprises est le parti pris historique, ou ce que les psychologues appellent un « biais d'ancrage » : l'hypothèse qu'une chose vraie dans le passé continuera d'être le cas à l'avenir. Une longue période de succès peut troubler l'analyse des cadres, influencer en mal leur prise de décision et les aveugler sur les nouveaux changements de paradigme ou sur des évolutions rapides du marché.

Lorsque le détaillant américain Target a ouvert son premier magasin au Canada en mars 2013, son service de gestion a supposé que la formule de son succès aux États-Unis pouvait être reproduite au Nord de la frontière. Au lieu de cela et à peine 22 mois plus tard, l'entreprise a annoncé qu'elle fermerait l'ensemble de ses 133 magasins canadiens et qu'elle licencierait 17.000 personnes. L'expérience américaine de Target s'est avérée un mauvais prédicteur de ce que l'on pouvait pronostiquer pour le marché canadien.

Remettre en cause certains tabous

Surmonter des préjugés historiques nécessite de questionner les tabous d'un secteur d'activité. Par exemple, si les créateurs de séries télévisées comme Game of Thrones, la série la plus piratée de l'histoire, arrêtaient leurs poursuites contre la violation du droit d'auteur, ils pourraient saisir une opportunité. Des publicités directement intégrées dans la série pourraient toucher cinq millions de téléspectateurs de plus (à savoir les téléspectateurs illégaux) et ainsi doubler leur audience.

Le secteur de la télévision n'est pas le seul à ne pas faire son autocritique, ni réviser ses modèles traditionnels, ses méthodes et son mode de fonctionnement. Le secteur postal, par exemple, pourrait tirer les leçons des compagnies aériennes, ferroviaires, des agences de voyage, ou d'hôtellerie, qui augmentent toutes les leurs tarifs pendant les périodes de forte demande. L'hypothèse que le prix de l'envoi d'une lettre ou d'un paquet doit rester constant tout au long de l'année est sur le point d'être remise en question.

S'ouvrir sur l'extérieur

Se prémunir contre les angles morts demande une réflexion approfondie, mais les dirigeants et les conseils d'administration peuvent mettre en place des processus préventifs contre ces angles morts. Tout d'abord, les entreprises doivent diversifier leur vivier de talents. Les directeurs doivent s'assurer d'avoir accès à des personnes qui ont un mode de réflexion différent du leur. Les iconoclastes et les experts extérieurs doivent être invités à partager leurs points de vue. Au moins 20% du conseil d'administration de l'entreprise doit se composer de personnes extérieures à son secteur d'activité. Il faut rechercher et solliciter les opinions d'autres générations et d'autres parties du monde.

Les cadres doivent faire des efforts particuliers pour briser les tabous, pour examiner des hypothèses non remises en question et pour interroger les règles sacro-saintes de leurs entreprises. Même des méthodes simples, comme lister et remettre en cause chaque hypothèse  sur laquelle une entreprise fonde sa stratégie, peut fournir de précieuses indications. Chaque entreprise doit désigner quelqu'un pour jouer le rôle « dissident ». Cette personne, appelée parfois « disjoncteur chinois », doit avoir le temps pendant les réunions du conseil d'administration de donner un coup de pied dans le château de cartes, pour considérer ce que l'on peut faire de chaque atout.

Les secteurs d'activité deviennent de plus en plus complexes et la concurrence mondiale est en hausse. Les entreprises les mieux placées pour survivre seront celles qui auront pris des précautions adéquates pour éviter les sorties de route.

Estelle Metayer (@competia), fondatrice de Competia, professeure adjointe à McGill University.

© Project Syndicate 1995-2015

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Commentaires 2
à écrit le 10/02/2015 à 8:02
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Demandez à Carlos Ghosn ce qui favoriserait la fabrication de la future voiture à 2 litres. Il vous répondra surement que l'essentiel c'est la comparaison entre le prix de l'énergie économisée et le cout du travail pour la construire. Il faudrait aug...

à écrit le 09/02/2015 à 10:39
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on se demande si ,depuis 20 ans ,les patrons français on identifier les angles morts .ne serait ce que pour la compétitivité hors coûts?

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