À quoi ressemblera l'entreprise de demain ?

À côté du vieux modèle fordo-taylorien et du plus récent de la startup, se développent de toutes nouvelles formes d'organisations entrepreneuriales. Un mouvement qui ne peut que s'accentuer, compte tenu des forces du changement actuellement à l'oeuvre. Par Patrice Geoffron, membre du Cercle des économistes.

La période est propice à la réflexion sur la physionomie de l'entreprise de demain, car les contours de celle d'aujourd'hui sont singulièrement floutés. Le modèle fordo-taylorien n'est pas encore totalement sorti de scène (dans les activités de services en particulier) que son successeur désigné, la gestion au plus juste (lean management), revêt déjà une teinte sépia. La mondialisation est très abrasive, érodant les modèles plus rapidement qu'au XXe siècle et troublant les clivages classiques : le débat entre les mérites du capitalisme anglo-saxon et du capitalisme nippo-germanique soulève moins de passions que dans le passé.

Transformation de la substance de la firme

Pour se convaincre de cette perte de repères, il suffit de noter que la plus grosse introduction en Bourse de l'histoire à Wall Street (25 milliards de dollars) a été réalisée par un groupe chinois, Alibaba, archétype de la société du Web à succès et dont le patron charismatique (Jack Ma) a annoncé au Forum de Davos de 2015 que le monde est son jardin (avec en ligne de mire Walmart, chef de file mondial de la distribution). Cette émergence d'une plateforme chinoise contraste avec les turbulences qui affectent les conglomérats coréens (les cheabols) et l'anémie de leurs homologues japonais (les keiretsus).

Certains modèles d'entreprises ont survécu dans cet environnement très « darwinien » : la startup, que l'on voyait poindre dès les années 1980 (avec l'espoir du small is beautiful) est bien ancrée dans le paysage. De nouvelles « utopies » émergent même avec la floraison d'autoentrepreneurs qui réduisent l'entreprise à l'échelle de la nanoparticule. Alors que, dans le même temps, les « prosommateurs » s'affranchissent de la frontière entre producteurs et consommateurs.

Ces évolutions interpellent des économistes certes habitués, de longue date, à réfléchir aux « frontières de la firme » (notamment depuis Ronald Coase dans les années 1930), mais qui doivent cette fois analyser la transformation de sa substance même. Les juristes voient s'ouvrir des chantiers nouveaux, avec des zones de superposition entre droit commercial, droit de la consommation, droit du travail... Dans le débat politique, les forces en tensions conduisent à osciller entre la refondation de l'entreprise autour d'une réinvention du travail et son dépassement autour d'un entrepreneuriat individuel et universel.

La valeur déplacée vers la donnée

La profusion de nouvelles formes est telle qu'il serait vain de se risquer à en élaborer les portraits-robots. Un recensement des forces du changement est sans doute plus utile.

Commençons par une évidence : le développement d'Internet, qu'il s'agisse du déploiement des réseaux ou de l'adoption des équipements, constitue le facteur de rupture de premier ordre. De nouveaux modèles économiques émergent autour des plateformes numériques (dans la logique des marchés multifaces analysés par Jean Tirole) autorisant l'avènement de schémas commerciaux disruptifs fondés sur la gratuité (ou le semi-payant) ou d'une économie du partage et de la coopération (économie de la fonctionnalité, financement participatif...). Cette organisation crée le potentiel de grands basculements, lorsqu'une plateforme devient l'intermédiaire de référence et « ramasse » toute la mise (« winner takes all »).

La valeur se trouve violemment déplacée vers les données, l'expertise dans le traitement des mégadonnées pesant plus que les actifs matériels. La comparaison entre les capitalisations de Booking.com ou Airbnb et celles d'Hilton, de Marriott ou d'Accor reflète cette bascule. Les entreprises s'organisent plus aisément autour de « projets », cette logique conduisant à assembler au cas par cas fournisseurs de services ou de compétences, et certains « patrons » se transformant en animateurs de communautés et les DSI (directeurs des systèmes d'information) en DRH - via les réseaux sociaux. Le mouvement gagnera encore en puissance de bouleversement de l'organisation des entreprises et des modèles économiques à mesure du développement de « l'Internet des objets » (objets du quotidien dotés d'une adresse IP).

La transition énergétique constitue également un facteur puissant de changement de l'organisation des entreprises. L'inversion nécessaire de la courbe des émissions de gaz à effet de serre dans les prochaines décennies viendra briser la relation engagée par la première révolution industrielle et qui lie intimement création de richesses et combustion de carbone. Pour apprécier l'enjeu, rappelons que l'engagement des Européens est de réduire leurs émissions de 80% en 2050. Dès lors, cette transition débordera très largement des limites du système énergétique, affectant jusqu'au design des villes, des réseaux de transport, l'organisation spatiale de la production, le commerce international...

Des « villes intelligentes » comme Amsterdam disséminent des espaces de travail partagés, ouverts à toutes les entreprises, dans leur périmètre, de sorte à réduire les transports. Des entreprises rationalisent leurs chaînes logistiques ou mettent en balance différents types de services en fonction de calculs d'efficacité intégrant leur effet carbone (par exemple, visioconférence contre transport aérien). Des secteurs voient poindre de singuliers nouveaux entrants qui proposent des produits et des stratégies de rupture - par exemple, Tesla qui ouvre ses brevets à ses concurrents pour accélérer la diffusion de ses véhicules électriques, Blablacar et son service d'autopartage.

Un sous-emploi durable qui laissera des traces

La crise économique, par sa durée et sa profondeur exceptionnelles, laissera une trace durable dans l'organisation des entreprises et dans les relations avec leur environnement. L'Organisation internationale du travail estime à 60 millions les emplois perdus depuis 2008 au niveau mondial et à près de 300 millions les emplois à créer d'ici à 2019 pour combler ce déficit (en tenant compte des nouveaux arrivants). Quand bien même une telle performance serait réalisée, ces dix années de sous-emploi aggravé laisseront leur marque sur les relations sociales et l'organisation des entreprises. Il est tentant, dans une perspective marxienne, de considérer les contrats à « zéro heure » au Royaume-Uni (qui concerneraient un million de personnes) comme autant de bulletins de mobilisation de l'armée de réserve des travailleurs... Mais le choc économique est trop long pour ne pas produire aussi des effets « schumpetériens » : on se surprenait à lire, début 2015, dans la Harvard Business Review un éloge du système français permettant aux chômeurs de mobiliser leurs allocations pour créer des entreprises. Dans le même ordre d'idées, on notera que le nombre de sociétés coopératives et participatives a augmenté de 25% en France depuis le début de la crise (2.300 entreprises, 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires).

Enfin, l'organisation et la démographie des entreprises ne peuvent être indépendantes de la démographie humaine... Dans le monde de 2030, les classes moyennes représenteront de 4 à 5 milliards d'individus, soit le double d'aujourd'hui (les deux tiers vivant en Asie).

Ces classes moyennes sont celles qui ont toujours accumulé capital physique (équipements, logements) et humain (éducation, santé) et formeront en 2030 des entrepreneurs ou des travailleurs (si cette différenciation a encore cours) différents de ceux de 2015. Et, dans un monde vieillissant, ces actifs seront souvent à la fois en charge de la génération qui les suit et de celle qui les précède, ce qui les conduira à revendiquer ou inventer des compositions nouvelles entre vie au travail et vie familiale (sous réserve, également, que cette distinction ne soit pas caduque...).

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Commentaire 1
à écrit le 13/07/2015 à 7:00
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Il faut reprendre tout le raisonnement en prenant en compte le role de l'énergie: l'énergie remplace le travail grace aux gains de productivité. On a le travail, le capital ET l'énergie.

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