Big data et protection sociale : jusqu'où aller ?

Avec la numérisation et le big data, un champ immense s'ouvre pour la sécurité sociale. Mais le possible est-il toujours souhaitable? Par François Charpentier, spécialiste de la protection sociale.
François Charpentier, spécialiste de la protection sociale.

Big data, digitalisation, dématérialisation, explosion numérique... Comme n'importe quel autre secteur d'activité, la protection sociale et tous les organismes qui en dépendent n'y échappent pas. Mais jusqu'où faut-il aller pour ne pas ajouter une "fracture numérique" à une fracture sociale ? C'est le thème central du film de Ken Loach, "Moi, Daniel Blake", palme d'or à Cannes, qui sort actuellement en salles. Autres questions liées à la précédente, comment gérer ces "digital natives" qui mettent en route ces nouvelles technologies dans des organisations souvent rigides et fortement hiérarchisées ? Quelle culture d'entreprise faut-il développer pour tirer un maximum d'efficacité de ces innovations technologiques ? Quels freins faut-il lever dans les organisations ? Sur quels atouts peut-on prendre appui ?

Un coup d'avance à la sécu

D'une certaine façon, la sécurité sociale a servi de banc d'essai pour le développement sur grande échelle des NTIC. Rappelons-nous, par exemple, la disparition progressive de plus d'un milliard de feuilles de soins papier et la mise en route de la télétransmission au début des années 1990 sous l'impulsion de Simone Veil. Trois ans plus tard, c'était avec Martine Aubry, la Bretagne servait de région test pour l'introduction - dans la douleur - de la carte Sésame Vitale et des ordinateurs dans les cabinets médicaux.

L'objectif prioritaire était évidemment de réaliser des économies d'échelle et de gagner en productivité. Accessoirement d'améliorer la qualité de service. Des dizaines de milliers de liquidateurs de feuilles de soins ont été en moins de vingt ans rayés du paysage. Parallèlement, La Poste enregistrait la perte d'un important trafic. Quant à l'ordinateur, il a chassé l'épais Vidal et contribué à modifier en profondeur la pratique médicale en mettant fin au fameux "colloque singulier" entre le médecin et son patient. Certaines évolutions pourtant n'ont pas été poussées à leur terme. Ainsi, la réforme Douste-Blazy de 2004 reposait sur deux piliers : l'institution du médecin référent qui a vu le jour et le Dossier médical "personnel" ou "partagé" (DMP) resté en rade pour la bonne et simple raison que la Caisse nationale d'assurance maladie (Canm) n'a jamais voulu partager ses données de soins avec les assureurs complémentaires qui demandaient ce partage pour participer à la gestion du risque santé en parfaite connaissance de cause.

Les données de soins pour réduire les dépenses ?

Périodiquement le sujet rebondit. On a lu récemment sous la plume de l'ancien président de la Cnam, Jean-Marie Spaeth, un plaidoyer en faveur d'un recours à cette mine d'informations des données de santé pour mieux contrôler les dépenses. On a entendu aussi le président de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF), Thierry Baudet, dénoncer les assureurs qui voudraient développer "une assurance maladie comportementale". Autrement dit, un système qui récompenserait un assuré supposé avoir un mode de vie sain et qui pénaliserait, par exemple, un malade souffrant d'un cancer du poumon au motif qu'il aurait fumé. Dans un tel système nul besoin d'un regard rétrospectif sur les données de santé, il suffirait de faire comme à la Fnac qui, à partir d'achats réalisés par un consommateur, le relance par internet sur des produits similaires susceptibles de l'intéresser. Une stratégie marketing efficace, mais qui, à l'évidence, n'irait pas dans le sens d'une moindre consommation de soins. Ce n'est pas il est vrai la préoccupation d'un assureur privé dont le métier est aussi de rémunérer ses actionnaires.

Compte tenu des défis qui assaillent l'assurance maladie (augmentation du nombre de recours et exigence d'efficience du système ; transformation des prises en charge au long cours - affections de longue durée - et interventions à domicile ; modes d'activité de plus en plus transverses et de moins en moins solitaires ; passage de la consommation de masse à l'approche "client" et d'une "logique de produit" à une "logique de service"), le débat est loin d'être clos. En tout cas, pour Anne-Marie Brocas, présidente du Haut conseil pour l'avenir de l'assurance maladie (HCAAM), la connaissance des données médicales reste essentielle. Elle seule permet de comprendre comment se forme la dépense de santé et de détecter des gains d'efficience possible, ajoute Dominique Polton, conseillère auprès de Nicolas Revel, directeur général d'une assurance maladie qui resterait mieux placée que d'autres opérateurs pour déployer rapidement et sur grande échelle les actions visant à modifier les pratiques médicales...

Vers un 100 % dématérialisé ?

La dette sociale n'ayant cessé de s'alourdir et les déficits demeurant ce qu'ils sont, toutes les branches de la protection sociale voient dans la dématérialisation d'abord une source d'économies, ensuite un facteur de fiabilité, enfin le vecteur d'un meilleur accès aux prestations. À la caisse nationale d'assurance vieillesse, où le nombre de départs en retraite va rester stable autour de 800 000 par an jusqu'en 2060 et où il s'agit de faire face à un enjeu de production durable, la demande de retraite en ligne devrait être effective à la fin de cette année. Et même si l'outil est imparfait, comme le reconnaît le directeur général, Renaud Villard, il faut prendre le taureau par les cornes et démarrer avec l'idée, qu'à terme, la voie postale est appelée à disparaître.

Même calcul à la branche famille. Cette fois tout est en place pour aller vers le 100 % dématérialisé pour la délivrance de la prime d'activité. L'enjeu est d'importance pour cette prestation qui fait l'objet de 2,3 millions de demandes par trimestre, de plus de 7 millions de simulations en 3 semaines, dont près de 20 % des nouveaux publics ont moins de 25 ans et où le taux de dématérialisation pour les demandes atteint 90 % alors qu'on enregistre 40 % de liquidation automatique. Le choix a donc été fait d'aller vers le tout digital et les téléprocédures en passant par le chargement en ligne et les smartphones. Autant d'outils et de process qui vont dans le sens de services à valeur ajoutée simples et accessibles.

Tout le monde ne peut pas suivre...

Cnav, Cnaf, Cnam même combat ? Pas tout à fait dans la mesure où si à la Cnav on juge les assurés majoritairement prêts à évoluer vers le numérique, à la Cnaf les études préliminaires pour aller vers un 100 % dématérialisé ont montré "une maturité de branche encore limitée". À la Cnav, on souligne que 2 millions de personnes visitent le site internet chaque mois, alors que 4 millions de comptes sont ouverts. On explique aussi qu'il y a quelque 19 millions d'utilisation de services en ligne et que 286 000 questions ont été posées par e-mails. Au regard de ces chiffres, toutefois, on compte encore 6,8 millions d'appels téléphoniques, 1,5 million de visites dans les 257 agences et 383 points d'accueil retraite et 3,7 millions de courriers par voie postale.

À la Cnaf, les chiffres sont en apparence flatteurs: 60 % des consultations du site (39e site française très loin devant Amélie, le site de la Cnam) se font par smartphone ou tablette ; 3,8 millions d'assurés ont téléchargé l'application "mon compte" ; les téléprocédures en progression de 10 points sur un an représentent 29 % des flux entrants contre 39 % pour le papier. À l'inverse, 15 % à 20 % des publics de la Cnaf sont "en difficulté numérique" (illectronisme et incompétence numérique) ; nombre d'assurés possèdent un appareil numérique, mais ne savent pas utiliser les offres logicielles (fracture d'usage) ; existe également une fracture culturelle et cognitive (non-maîtrise de la langue et/ou de l'écrit). Certes, explique la direction, on peut surmonter ces problèmes par des actions d'accompagnement et d'accessibilité et une personnalisation de la relation par le rendez-vous. Mais on voit bien que dans cette branche confrontée à des publics fragilisés, la mise à niveau d'un certain nombre d'assurés demandera un peu de temps.

Partant de là, on peut tourner une partie des difficultés, comme à la Cnam, avec le tiers payant généralisé. Mais avec l'inconvénient de fragiliser davantage les praticiens respectueux des conventions que les adeptes des dépassements d'honoraires et de favoriser une dérive des dépenses. On peut aussi se borner à simplifier les procédures pour faciliter la vie des assurés. C'est l'option retenue par la Caisse des dépôts qui vient d'adopter une l'identité numérique unifiée FranceConnect qui permet de diminuer le nombre de mots de passe et de sécuriser les connections. Ce système est proposé aux utilisateurs des espaces personnels des caisses de retraite dont la CDC assure la gestion: CNRACL (agents des collectivités locales et des hospitaliers), Ircantec (agents non titulaires de l'État), FSPOEIE (ouvriers de l'État), Mines et RAFP (Régime additionnel de la fonction publique), soit plus de 11 millions d'actifs et de retraités en France.

Revoir de fond en comble la culture d'entreprise

En dehors de ces difficultés rencontrées par les usagers, deux autres défis vont devoir être relevés par les organismes de protection sociale. Le premier touche à l'organisation interne des organismes. Le second à l'évolution des besoins des assurés. Sur le premier point, il est clair que ceux qui mettent en œuvre aujourd'hui la révolution numérique - en gros la génération Y née en 1980 - sont des jeunes qui ne se coulent pas dans les pratiques de travail de leurs aînés. Formatés dès leur plus jeune âge sur tablettes et smartphones à un raisonnement binaire - c'est blanc ou c'est noir, c'est "oui" ou c'est "non" -, habitués à travailler en réseau, en échanges transverses, en gommant toutes les frontières y compris entre vie familiale et vie professionnelles, ils ne s'adaptent absolument pas aux structures verticales et fortement hiérarchisées.

A fortiori à la sécurité sociale où le personnel est géré depuis 1945 dans une convention collective unique, corseté par des "listes d'aptitudes" et autres outils d'un management hérité du siècle précédent. Toutes les entreprises en sont aujourd'hui conscientes, ce modèle a vécu et il appartient aux DRH d'inventer des modes de commandement laissant une plus grande part à l'expression et à l'initiative de ces salariés davantage préoccupés par leur qualité de vie au travail que par la rentabilité immédiate. Un vrai changement de culture donc que certains organismes s'efforcent d'introduire. Ainsi à la Cnav où, sur des projets spécifiques, on s'efforce de mettre en place une gouvernance dédiée, d'organiser des remontées d'innovations pour mieux associer les collaborateurs à la réalisation du projet et de mettre en place "un réseau d'animateurs de l'innovation participative".

Ailleurs les choses peuvent aller plus loin. Fabrice Rémy, associé dans le cabinet de consultants Aneo, qui expérimente lui-même une nouvelle forme d'organisation visant à mieux répondre aux attentes des clients, cite le cas de "Buurtzorg". La privatisation pour des raisons budgétaires de l'activité des infirmières libérales aux Pays-Bas avait conduit à les enfermer dans un travail répétitif peu intéressant. Il a suffi de leur redonner une autonomie dans leur travail avec pour seule consigne de prodiguer les meilleurs soins à leurs patients pour que ce réseau créé en 2006 se développe jusqu'à compter aujourd'hui 10 000 membres formés pour répondre 24 heures sur 24 aux appels de leurs patients sans en référer au conseil d'administration du réseau. Les infirmières libérales ont redonné un sens à leur travail et le modèle de décision s'est inversé.

Des travailleurs "indépendants" ?

Second défi à relever et non des moindres : le salariat sur lequel s'est fondé notre modèle de protection sociale évolue. Avec le numérique se sont développées des plateformes et une "économie collaborative" qui tend à transformer des salariés traditionnels en travailleurs indépendants. Ces derniers font alors émerger des demandes individuelles de couverture sociale qui font apparaître en creux les failles et micro-failles de notre système collectif. C'est le constat que dresse Mireille Elbaum, présidente du Haut conseil du financement de la protection sociale dans un rapport qu'elle vient de remettre à Manuel Valls.

Pour autant, le pire n'est pas certain dans ce domaine. D'abord, parce que comme l'a souligné en mai dernier Louis Charles Viossat, dans un rapport de l'Igas (Inspection générale des affaires sociales), les emplois directs créés par l'économie collaborative restent marginaux par rapport à l'emploi total (environ 5 000) et que ces activités ne portent que sur 7 milliards d'euros comparés à un produit national brut de 2 200 milliards.

Ensuite, parce que tous les travaux sur le sujet, notamment le rapport Terrasse publié en mars dernier, concluent en France à la nécessité de rapprocher le statut des indépendants de celui des salariés, ce qui leur permettra d'avoir une couverture sociale et ce qui obligera leurs employeurs à acquitter des cotisations. C'est très exactement le sens de l'amendement du PLFSS pour 2017 adopté mercredi 26 octobre par les députés. Il prévoit qu'à partir de 23 000 euros par an, le revenu d'un particulier louant son logement sera considéré comme un revenu professionnel. L'autre seuil, pour la location de biens meubles (voitures, poussettes, motoculteurs...), est fixé à 7.720 euros par an. Ces personnes considérées comme des professionnels devront s'enregistrer au Régime social des indépendants (RSI), donc payer des cotisations sociales.

Enfin, il est clair qu'après une période d'hésitation, l'économie collaborative subit un peu partout dans le monde ses premiers revers. C'est ainsi qu'en Grande-Bretagne, le 28 octobre dernier, le juge a ordonné à Uber de reconnaître le statut de salariés à ses 30 000 chauffeurs londoniens et à leur accorder le bénéfice du salaire minimum, des congés et des pauses régulières. Même évolution en Californie et dans le Massachusetts où un collectif de conducteurs récuse leur statut de travailleurs indépendants. C'est la même procédure de requalification de travailleurs indépendants en salariés qui a été engagées contre Uber par l'Urssaf de Paris.

Les organismes savent s'adapter

Les personnels des organismes de protection sociale sont-ils alors bien armés pour affronter la révolution numérique ? A priori, ils souffrent de trois handicaps : l'existence d'une tutelle qui impose un cadre réglementaire s'appuyant sur des normes, qui assurent certes une égalité devant le service public, mais qui restreignent l'espace de liberté d'équipes dirigeantes très "formatées" ; des lignes hiérarchiques trop lourdes qui "étouffent le management" et conduisent à des "renoncements par autocensure" ; une culture interne et un conformisme qui aboutissent au fait que les profils les plus créatifs ne postulent pas toujours à la sécurité sociale.

À l'inverse, ces organismes ont des atouts. D'abord des collaborateurs impliqués, dont beaucoup ont le sentiment d'une utilité liée à la nature de leur mission. Ensuite, nombre de dirigeants ne s'interdisent pas de faire preuve d'imagination sur le cœur de métier, les ressources humaines, la création d'outils informatiques locaux... Enfin, des marges de manœuvre existent toujours par rapport aux instances nationales qui ne demandent qu'à être exploitées pour peu qu'existe une volonté d'expérimenter en local.

Une part active dans la lutte contre le terrorisme

Un exemple suffira pour montrer la capacité de certains organismes à s'adapter aux situations nouvelles. Ça ne se sait pas, mais depuis les attentats de janvier et novembre 2015, la caisse famille forme dans toute la France des agents qui participent aux 100 cellules de prévention et de lutte contre la radicalisation placées sous l'égide du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) et sous les ordres des préfets. Ces caisses, par leur proximité avec les familles allocataires sont en mesure d'apporter des informations précieuses, quand des départs sur zones (Irak ou Syrie) se produisent dans une famille, aux représentants des administrations judiciaires, pénitentiaires, policières, ainsi qu'aux services de pôle emploi et de la formation professionnelles qui siègent dans les cellules de suivi. Dans certains cas la suspension d'allocations peut même être ordonnée.

Mais à l'inverse, la Caisse intervient auprès des familles désemparées quand des jeunes de 13 à 20 ans versent dans le fanatisme religieux. La tâche est délicate compte tenu de l'hétérogénéité des situations, mais aussi de l'ignorance dans laquelle est tenu le CIPDR de l'ampleur du phénomène; Car si l'on sait que 15 800 personnes étaient repérées en septembre dernier, dont 4 000 couchées sur une "fiche S", dont les spécialistes rappellent qu'elles ne sont que "des balises permettant de disposer d'une certaine traçabilité pour certains individus qui ne sont coupables de rien", il est beaucoup plus malaisé de connaître une population de 2 000 personnes parties sur zone. Combien sont mortes ? Combien sont encore sur place ? Combien sont revenues et dans quel état ? Incarcérées pour de graves exactions ? En hôpital psychiatrique ? En traitement ambulatoire ? En voie de "désembrigadement" avec pour objectif de tourner la page ? À chaque étape du processus, les caisses famille admettent qu'elles ont un rôle d'accompagnement à jouer, le CIPDR n'excluant pas que, demain, les Agences régionales de santé (ARS) aussi soient appelées à jouer un rôle dans ce type de prévention.

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