Blockchain, smart contract, ou la promesse encore floue d'une révolution de la finance

La blockchain et les smart contracts ("contrats intelligents") sont une innovation majeure dont les conséquences et les possibilités restent encore difficiles à appréhender, en particulier pour le secteur financier. Par Daniel Tourre, business analyst pour les banques de marché.
Daniel Tourre.

Comment faciliter une transaction commerciale entre deux acteurs qui ne se connaissent pas ? Comment s'assurer que chaque partie va tenir ses engagements ? Comment enregistrer de manière fiable une transaction dans un registre, sans risque de falsification ?

Ces questions économiques essentielles pour un marché libre, immense succession de transactions entre acteurs qui ne se connaissent pas, sont à l'origine de l'apparition -entre autres-  du tiers de confiance. Ce dernier n'est pas partie prenante dans l'échange, mais sert d'intermédiaire, effectuant la transaction après avoir pris en dépôt les valeurs à échanger, protégeant ainsi chaque acteur du risque d'un défaut de l'autre partie. Si l'un d'entre eux n'est pas en capacité de tenir son engagement, il restitue à l'autre acteur sa mise. Si les deux parties tiennent leur engagement, il procède à la transaction puis l'enregistre de manière infalsifiable. C'est par exemple le rôle d'un notaire qui s'assure de la validité des  titres de propriété côté vendeur et la présence de fonds côté acheteur avant de procéder à la transaction et de s'assurer de son enregistrement. C'est le rôle du PMU pour les paris des courses hippiques qui collecte les paris, puis effectue la transaction une fois le résultat de la course connu ; les parieurs gagnants ne dépendant pas ainsi de la bonne foi des autres parieurs perdants pour collecter leurs gains.

Cet intermédiaire a bien sur un coût, et de surcroît ralenti la transaction. Les innovations permettant de se passer d'un tiers de confiance sont donc évaluées avec intérêt lorsqu'elles apparaissent.

Une convergence de techniques et de concepts

Et depuis quelques années, une convergence de techniques et de concepts pourrait devenir une rupture révolutionnaire dans la réalisation des transactions et dans la tenu de registres. Cette rupture s'appuie sur les smarts contracts (ou contrats intelligents), théorisés dès 1996, par le cryptologue Nick Szabo et sur une technologie, les blockchains, imaginés en 2008 par un mystérieux  Satoshi Nakamoto - un pseudonyme- (qui pourrait bien être aussi d'ailleurs Nick Szabo, bien que ce dernier s'en défende.)

Le blockchain, dont l'application la plus connue est le bitcoin, est une base de données, cryptée, auditable et décentralisée, -c'est-à-dire qu'elle n'est pas stockée sur un serveur unique, mais répliquée sur des milliers d'ordinateurs travaillant en réseau à travers le monde. Le contenu historique comme les mises en jour sont validés par un algorithme de consensus sur ce réseau, rendant l'altération par un seul acteur virtuellement impossible. On obtient donc un registre unique décentralisé qui ne nécessite pas de tiers de confiance pour garantir son intégrité,  cette dernière étant garantie par l'observation de chacun. Dans le cas du bitcoin, ce registre décentralisé  contient la liste mondiale de comptes d'une monnaie virtuelle, un peu comme les comptes en banque d'une banque unique. Le tiers de confiance -une banque par exemple- n'est pas nécessaire pour échanger des bitcoins puisque ce registre unique, infalsifiable, certifie que chaque bitcoin échangé existe bien sûr un compte de départ, et n'est versé, qu'une seule fois, sur un compte d'arrivée, le tout sous le regard et la validation des autres participants. Ce regard et cette validation de tous n'interdisent pas la confidentialité, un système de clés cryptographiques permet de s'assurer  du bon compte destinataire des bitcoins  sans que l'identité de son possesseur soit connu de tous.

La reproduction du fonctionnement d'un contrat

Le smart contract (contrat intelligent/malin) est un petit programme reproduisant le fonctionnement d'un contrat : un accord volontaire, pour échanger un bien ou un service selon des clauses prévues à l'avance -dépendant parfois d'événements extérieurs. Le smart contract tire une partie de sa force de son automaticité. Les acteurs "chargent" les montants à échanger dans le programme puis ne peuvent plus se dédire de leur engagement. Une fois lancé, le programme effectue la transaction sans intervention humaine, selon les clauses prévues initialement. Par exemple, un contrat intelligent pourrait permettre de faire des paris sur une course hippique entre deux inconnus, sans intermédiaire. Les deux parieurs versent leur mise initiale au contrat intelligent -et ne peuvent plus la retirer-, puis indiquent leur tiercé gagnant. Le contrat intelligent attend ensuite la course, collecte directement son résultat d'une source certifiée, détermine le gagnant et lui verse l'argent.

Le contrat intelligent peut bien sûr tirer profit d'un support informatique décentralisé, infalsifiable par les parties en présence et permettant un accès sécurisé. L'idée d'utiliser les blockchains, pas seulement pour un simple registre de devise, mais comme support des contrats intelligents est donc venue naturellement à certains informaticiens baignant dans le milieu des bitcoins. L'un d'entre eux, Vitalik Buterin, un jeune Russo-canadien de 23 ans, a lancé en 2015 une nouvelle infrastructure blockchain open source, Ethereum, permettant d'exécuter un langage  (Solidy, proche du javascript), adapté aux contrats intelligents. Le langage permet de créer des formulaires pour saisir les caractéristiques du contrat, de coder les clauses conditionnelles s'appliquant jusqu'à la fin du contrat, d'effectuer des versements. Cette plateforme et ce langage permettent donc à chacun de programmer puis de déployer des contrats intelligents répondant à leurs besoins.

Contrats intelligents, registre unique décentralisé, opérations automatiques, identification publique cryptographique ; depuis maintenant trois ans ces différentes briques s'accumulent donc, sans que l'on soit encore sûr de celles qui vont être utilisées et comment elles pourront l'être.

40 milliards de dollars par an pour suivre les transactions quotidiennes

L'industrie financière est l'exemple parfait d'un secteur potentiellement révolutionné par le blockchain mais encore incertain de ses usages. L'industrie financière dépense 40 milliards de dollars chaque année pour suivre ses millions de transactions quotidiennes entre un dizaine de milliers de banques de marché, hedge funds, investisseurs, etc. , des transactions accompagnées par des millions de traitements, enregistrés sur des dizaines de registres comptables ou réglementaires. Chaque innovation dans le traitement post-opération de marché -paiements, tenues de registre, réconciliations, rapports réglementaires- serait donc immédiatement une source importante d'économie pour l'industrie financière.

Par exemple, les produits dérivés, ces contrats plus ou moins standardisés portant sur l'évolution future d'un taux, un cours ou un prix de marché, se prêteraient assez bien, en théorie, à une utilisation des blockchains et des contrats intelligents, mais à chaque étape des questions se posent :

Un registre décentralisé unique pourrait limiter la multiplication des registres de chaque contrat dérivé et des multiples réconciliations que cette multiplication entraîne. Deux banques contractualisant un contrat dérivé, au lieu de le saisir séparément dans leur système respectif, pourraient ne le saisir qu'une fois dans une blockchain de dérivés, commune à toutes les banques de marché. Les réconciliations, les disparités dans les saisies seraient limitées. Les autorités de tutelle pourraient directement utiliser ce registre pour leurs activités de contrôle. Et Le système décentralisé permettrait de limiter les backups puisque de multiples copies existeraient à travers le réseau. Mais l'activité bancaire exige un niveau de disponibilité, de montée en charge et surtout de confidentialité qui restent des défis importants pour une technologie aussi récente.

L'atout de l'automaticité

Un contrat 'intelligent' pourrait calculer automatiquement les paiements d'un dérivé, à partir des données venant d'une source extérieure ; c'est d'ailleurs ce que font déjà les gros systèmes informatiques Murex, Calypso, etc., installés sur les serveurs des grandes banques de marché. Mais l'un des atouts du contrat intelligent est son automaticité une fois mis en place : les paiements sont effectués  sans intervention humaine parce qu'ils ont été préalablement "chargé" avec les montants à échanger. Cette automaticité diminuerait un risque très important pour les banques, la défaillance de l'autre partie, mais les montants et les durées des transactions dans la banque de marché rendent inenvisageable un "chargement" préalable des sommes à échanger. Un parieur d'une course hippique voudra bien immobiliser les 40 euros de mise pendant une semaine lors que de la mise en place de son pari. Une banque n'immobilisera jamais 5 millions de euros pendant 5 ans dans un contrat intelligent pour garantir les paiements futurs. Un système plus sophistiqué d'appel de marge doit être pensé -ou l'aspect automatique des contrats intelligents ne pourra pas être utilisé.

D'autre part, les contrats intelligents sont les créatures d'informaticiens, pas de juristes. Même si les termes d'un contrat dérivé permettant de calculer le montant et les dates de paiement tiennent en général sur une feuille A4, le contrat est accompagné par d'un contrat cadre de plus 30 pages décrivant plus précisément chaque terme, les clauses de ruptures et de résolution des conflits. Le code n'est pas la loi (ou pas encore), comment articuler un contrat écrit avec le contrat intelligent ? Que doit-on faire en cas de disparité entre le contrat papier et le code ? Et que faire en cas de bug ? Est-ce que le juge doit lire le code ? Faudra-t-il inventer une nouveau métier, 'juriste-codeur' ? Comment résoudre un conflit non anticipé, ou une modification non prévue alors que le programme inarrêtable -ce qui en fait son atout initial- poursuit sa route ? Les banques utilisent déjà massivement l'informatique dans leurs transactions, mais exploiter tous les avantages de la blockchain impliquera une longue réflexion à amorcer sur le plan juridique, en particulier bancaire, lourdement réglementé.

De  nombreuses initiatives fintechs

Aujourd'hui, à travers le monde, de nombreuses initiatives fintechs explorent les possibilités et les limites de la blockchain pour le traitement des contrats dérivés. La plus avancée est probablement celle de  Depository Trust & Clearing Corporation (DTCC). Cette compagnie américaine, majeure, spécialisée dans les services de traitement post-transaction, a créé en 2015 avec JP Morgan  R2ECEV, et la fondation Linux, un consortium open source, hyperledger, pour accompagner des projets et définir des standards industriels communs autour des blockchains -pas seulement d'ailleurs dans le domaine bancaire. Parmi ces projets, DTCC a annoncé pour 2018 la mise en production d'un protocole blockchain AxCore developpé par la start-up Axoni. Ce protocole permettrait, en surmontant les défis de confidentialité et de volume de gérer, pour le compte des clients de DTCC, l'énorme activité des CDS -une variété de dérivés- et leurs transactions.  Cette initiative ambitieuse, une grande première, sera scrutée avec beaucoup d'attention en 2018. Si cette expérience est réussie, d'autres initiatives suivront très vite.

Dans un scénario optimiste, les banques de marché pourraient ainsi connaître un premier séisme en moins de 15 ans pour une partie de leurs activités. Un rapport, optimiste, datant de 2015, évalue à 20 milliards d'économies potentielles dès 2022. Le deuxième séisme, moins agréable les concernant, viendra très vite en parallèle : elles sont elles-mêmes des tiers de confiance pour une partie de leurs clients, clients qui très vite s'interrogeront sur la valeur ajoutée de ces banques si les tiers de confiance peuvent être remplacés. Avant une utilisation de masse, des défis importants restent à surmonter, mais s'ils sont surmontés, s'il y a une révolution blockchain/contrats intelligents, bien malin qui peut prédire le paysage des services financiers dans 20 ans.

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Commentaires 2
à écrit le 07/04/2017 à 20:33
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Encore des situations de rentes qui sont menacées. Personne ne peut s'en plaindre au vu de l'irresponsabilité dont font encore preuve certains des bénéficiaires de ces rentes. Mais également des risques nouveaux, donc des défis pour l'intelligence...

à écrit le 07/04/2017 à 9:09
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Encore des situations de rentes qui sont menacées. Personne ne peut s'en plaindre au vu de l'irresponsabilité dont font encore preuve certains des bénéficiaires de ces rentes. Mais également des risques nouveaux, donc des défis pour l'intelligence...

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