Cette crise qui n'en finit pas : comment en sortir ?

Depuis 1973, la crise n'en finit pas. Elle se renforce depuis 2007. Pourtant, des solutions existent pour s'extraire de cette crise systémique du capitalisme. Par Jean-Marie Harribey, Michel Husson, Esther Jeffers, Frédéric Lemaire, Dominique Plihon. Extrait de "Cette crise qui n'en finit pas... par ici la sortie"(*).
Chacune de ces alertes était-elle une « crise » : crise pétrolière en 1973, puis en 1978-1979, crise de la dette mexicaine et des pays en développement à partir de 1982, crise des caisses d'épargne états-uniennes en 1987, crise russe et asiatique en 1997-1998, crise de la nouvelle économie et de l'Internet en 2000, crise immobilière en 2007, etc. ?
Chacune de ces alertes était-elle une « crise » : crise pétrolière en 1973, puis en 1978-1979, crise de la dette mexicaine et des pays en développement à partir de 1982, crise des caisses d'épargne états-uniennes en 1987, crise russe et asiatique en 1997-1998, crise de la nouvelle économie et de l'Internet en 2000, crise immobilière en 2007, etc. ? (Crédits : Reuters)

Lorsque la première alerte sérieuse intervint, à l'automne 1973, tout le landernau économique et politique s'écria : « C'est la faute au pétrole !» pour les plus timorés des commentateurs ; « C'est la faute à l'OPEP ! » pour les plus hardis ; « C'est la faute aux Arabes !» pour les plus racistes. La crise était est donc un accident, un « choc », disaient les spécialistes, un « choc exogène », corrigeaient les savants patentés. Exogène ? Dès ce premier moment, il fallut apprendre un nouveau mot, ou tout au moins savoir le placer dans un nouveau contexte. Il n'était en effet pas question de se demander si le système économique était parvenu à une situation limite, où tout ce qui avait fait sa force et sa dynamique d'après-guerre s'écroulait.

Pas question de s'interroger sur la concordance de contradictions produites par le modèle économique dominant dans le monde : la crise fut donc déclarée « exogène », c'est-à-dire ayant une cause externe au capitalisme, comme si elle était un phénomène naturel, dont l'être humain n'était pas responsable. Ainsi caractérisée, la crise ne pouvait être que passagère, localisée, et puis surmontée grâce à de bons remèdes administrés par des gouvernements éclairés. L'époque connut une floraison de maximes censées rassurer en promettant un monde meilleur pour le lendemain. C'est Helmut Schmidt, chancelier allemand, qui déclara : « Les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain. » Et c'est pendant le mandat de son compère le président Valéry Giscard d'Estaing, grand initiateur en France des politiques néolibérales, que fut prononcé : « Nous apercevons le bout du tunnel. » L'augure était Jacques Chirac, alors Premier ministre. L'orage était sévère mais l'oracle était optimiste.

Quelle crise?

Près d'un demi-siècle plus tard, l'oracle n'a toujours pas été confirmé. Pire, les alertes se sont succédé, à intervalles réguliers, avec une tendance à se renforcer et à se généraliser, jusqu'au déclenchement, en 2007, d'une tornade financière, laquelle a aussitôt provoqué un désastre économique mondial. Alors, quel phénomène le mot « crise » devait-il désigner ? Chacune de ces alertes était-elle une « crise » : crise pétrolière en 1973, puis en 1978-1979, crise de la dette mexicaine et des pays en développement à partir de 1982, crise des caisses d'épargne états-uniennes en 1987, crise russe et asiatique en 1997-1998, crise de la nouvelle économie et de l'Internet en 2000, crise immobilière en 2007, etc. ? Ou bien chacune de ces « crises » particulières était-elle le symptôme d'un phénomène plus profond, plus durable, plus systémique ? Dans ce cas, nous devions réserver le terme « crise » à ce long bouleversement qu'on ne pouvait plus considérer comme un accident ou un phénomène naturel, mais comme un phénomène « endogène », c'est-à-dire ayant sa source dans un système dont la logique d'ensemble était en cause. Vue sous cet angle, la crise doit être appréhendée dans sa globalité, dans sa multidimensionnalité, dans son caractère civilisationnel, au point de faire courir aux sociétés le risque d'un effondrement, d'une impossibilité à assurer les conditions de vie de l'humanité et de pérennité des équilibres écosystémiques.

Une crise du capitalisme globale, systémique...

Dès l'éclatement de la bulle immobilière et le déclenchement de la crise financière, en 2007, nous avons caractérisé la crise du capitalisme comme globale, systémique, imbriquant contradictions sociales et contradictions écologiques de manière inédite[1]. Près d'une décennie plus tard, les causes de cette globalité sont encore précisées, parce que, loin d'avoir répondu à ces contradictions, les politiques néolibérales, qui ont été accentuées malgré leur échec patent, les ont aggravées. C'est une preuve de la capacité de résilience du capitalisme, qui avait peut-être été sous-estimée en 2007-2008, l'ampleur du désastre pouvant laisser croire que la période néolibérale du capitalisme prenait fin.

L'objectif de ce nouvel ouvrage est double : mieux comprendre en quoi la crise est globale et montrer qu'on ne peut en sortir qu'à condition de s'attaquer à la logique même du système.

... d'une nature supérieure à la Grande Dépression des années 1930

La globalité de la crise est due à plusieurs séries de facteurs qui se renforcent mutuellement. D'abord, elle concerne tous les pays du monde et tous les principaux secteurs d'activité. En ce sens, elle est déjà d'une nature supérieure à la Grande Dépression des années 1930 : pays riches, pays dits émergents et pays pauvres sont entraînés, à des degrés divers, dans ce chaos mondial. Partie du centre, du cœur même du capitalisme, les États-Unis, la crise a gagné très vite l'ensemble de la « triade » (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon), puis la périphérie du système. Et ce qui surprend le plus le citoyen, c'est que, par un véritable tour de force, une crise de la dette privée se soit transformée en crise de la dette publique.

Ensuite, elle est globale par ses multiples dimensions. Le modèle d'accumulation financière est insoutenable, tant par ses implications sur le partage des richesses que par la prolifération de techniques spéculatives et la concentration des pouvoirs économiques et politiques, et ce au point de menacer de vider la démocratie de son sens et, par contrecoup, d'empêcher les classes populaires de prendre part à la chose publique. La crise va de l'économique au financier, du social à l'écologique, du politique à l'idéologique. Loin de réduire les inégalités à travers le monde, la mondialisation polarise encore davantage la richesse à l'intérieur de chaque société.

Surexploitation des ressources non renouvelables

Le clivage Nord-Sud s'est certes déplacé, du fait du développement des pays dits émergents, mais il n'a pas été supprimé. Dans les pays les plus pauvres, mais aussi dans certains pays émergents, l'économie prédatrice, l'accaparement des terres et l'imposition d'un modèle agricole tourné vers l'exportation et non vers les cultures vivrières restent monnaie courante. La crise est bien sûr écologique, à cause du productivisme, qui s'est progressivement généralisé depuis le xixe siècle, et, dorénavant, d'un extractivisme sans retenue, c'est-à-dire d'une surexploitation des ressources non renouvelables. C'est cette dimension-là qui nous fait prendre conscience que les sociétés humaines risquent de s'effondrer[2].

Machinerie financière hors-sol

Le caractère multidimensionnel apparaît mieux si on considère que la crise sociale, c'est-à-dire la dégradation considérable des rapports sociaux, est liée à la crise financière. La dégradation de la part du travail dans la richesse produite, le délabrement des services publics et de la protection sociale ont nourri la rente financière. Cette dégradation a facilité le développement d'une machinerie financière hors-sol qui a fini par exploser. En d'autres termes, le capitalisme mondialisé traverse une grave crise structurelle parce que l'exacerbation de sa logique du profit pour l'accumulation sans fin l'a conduit à sacrifier les deux piliers dont il ne peut se passer : les humains et la nature. Et, au début du XXIe siècle, le processus de financiarisation a atteint la nature et l'ensemble du vivant, au travers de procédures financières qui gagnent du terrain à toute vitesse.

L' échec de la théorie économique dominante

Les transformations du capitalisme mondial ont des conséquences géopolitiques, car les rapports de force dans le monde ont évolué et ne ressemblent plus du tout à ceux de l'après-guerre ; l'impérialisme n'a guère changé de nature, mais il a changé de formes et les protagonistes ne sont plus les mêmes.

La crise a contribué à délégitimer l'idéologie néolibérale : le marché, la concurrence, le libre-échange, le laisser-faire et l'appât du gain ne conduisent pas au bien-être général. Cet échec est aussi celui de la théorie économique dominante, fondée sur l'homo œconomicus, supposé rationnel et libre de ses choix, se rendant maître de la nature par son travail dans le seul but de maximiser son bonheur individuel[3].

Enfin, cette crise met en cause les rapports que la société entretenait avec la science, dans la mesure où celle-ci était depuis plusieurs siècles un des supports du « progrès » et une de ses principales légitimations. Or, au début du xxie siècle, la science est de plus en plus subordonnée aux impératifs de l'économie capitaliste, et, en conséquence, la société a de moins en moins de prise sur la définition des objectifs de la recherche. Les savoirs et les savoir-faire ancestraux sont délégitimés et réduits à l'état de simples superstitions, tandis que, paradoxalement, les multinationales de l'agroalimentaire, de la chimie et de la pharmacie s'ingénient à breveter les molécules des plantes utilisées par les médecines traditionnelles pour en faire les principes actifs de médicaments chimiques.

S'agit-il d'une crise morale ? Le dérèglement généralisé d'un système met en cause les valeurs que celui-ci a cru pouvoir imposer au monde, à savoir la « valeur financière » placée au sommet des « valeurs ». Néanmoins, l'insistance des tenants du système et de ses principaux idéologues à nous assurer de leur volonté de « moraliser le capitalisme », voire de le « refonder », doit être démystifiée. Fondamentalement, il s'agit d'une stratégie de diversion de la part des classes dominantes. La recherche de boucs émissaires, au moment où gronde la révolte sociale, est classique, et les candidats ne manquent pas : Madoff, Kerviel et tous les « patrons voyous ».

La finance vorace, en opposition à un capitalisme industriel vertueux?

La thèse de la finance vorace, par opposition à un capitalisme industriel qui serait vertueux, ne résiste pas non plus à l'examen, Parce que la dégradation des rapports sociaux dans l'économie productive dite réelle a nourri la financiarisation pendant trente ans : moins de salaires et de protection sociale, c'était plus de profit pour les actionnaires. Et parce que la sphère financière est un élément nécessaire à la circulation du capital qui met les travailleurs en concurrence, et que, réciproquement, la valorisation financière ne peut se réaliser globalement et durablement sans la sphère productive.

 Le tunnel paraît donc sans fin. La métaphore giscardo-chiraquienne et les mystifications ultérieures, comme celle sur « l'inversion de la courbe du chômage », ne visent qu'à occulter les raisons pour lesquelles le chômage croît sans cesse, la pauvreté s'accentue quand la richesse se concentre, les ressources s'épuisent, le climat se réchauffe, les exigences financières deviennent arrogantes, la protection sociale, le droit du travail et les services publics sont rognés, le savoir et la culture sont privatisés, etc. Mais rester dans le tunnel n'est pas une fatalité.

Sortir d'un système qui s'épuise

Nous procédons dans ce livre à l'inventaire le plus synthétique possible de ce que les sociétés peuvent démocratiquement entreprendre dès maintenant pour sortir d'un système qui s'épuise :

- bifurquer vers un modèle productif de transition sociale et écologique au lieu de rechercher la croissance à tout prix ou le verdissement de celle-ci qui agirait comme un cosmétique ; cela signifie abandonner des fausses solutions, d'une part, parce que les ressources de la planète se tarissent, d'autre part, parce que le modèle de la croissance sans frein ignore la question de la répartition des fruits de la croissance, renvoyant aux calendes grecques la réduction des inégalités et la justice sociale ;

- redonner toute sa place au travail et remettre en cause les prérogatives du capital ; cela signifie rebâtir pour les travailleurs un socle de droits, lesquels sont aujourd'hui réduits sous prétexte de compétitivité ; cela signifie aussi diminuer le temps de travail, pour s'affranchir du mythe qui assimile le progrès à l'accumulation de biens marchands et pour contribuer à une meilleure répartition de la productivité du travail ; cela signifie encore garantir à tous un accès aux services non marchands, dont le coût est socialisé ;

- enlever le pouvoir à la finance et aux banques ; cela signifie mettre un terme à toutes les procédures de type spéculatif et mener à bien une réforme institutionnelle qui sépare les banques de dépôts et d'affaires, qui les place sous contrôle démocratique, notamment en les socialisant, et qui mette les banques centrales au service des sociétés en refaisant de la monnaie un bien public ;

- assurer la primauté de l'intérêt général sur la somme des intérêts particuliers et catégoriels ; puisque les politiques néolibérales ont organisé la destruction systématique des espaces collectifs, il est temps de construire une cohérence entre :

  • ce qui relève du public, c'est-à-dire de la propriété des administrations (essentiellement l'État ou les collectivités territoriales) qui assurent la protection sociale, l'éducation pour tous, etc.,
  • ce qui est collectif et qui correspond au droit d'usage sans exclusive et sans concurrence entre usagers, au-delà du statut privé ou public de la propriété,
  • et ce qui est commun car relevant des pratiques de gestion décidées et mises en œuvre par les membres d'une communauté ;

- lutter contre la montée des inégalités, non seulement l'inégalité d'ordre monétaire, mais aussi l'inégalité, encore criante, entre les femmes et les hommes et l'inégalité dans l'accès à l'éducation, la culture, la santé, les responsabilités, et cela, à l'échelon national comme à l'échelon international ;

- redonner du sens à la démocratie, malmenée par des gouvernements qui sont aux ordres des classes dominantes, quand ils ne sont pas en parfaite symbiose avec les exigences de celles-ci : cela signifie investir de véritables pouvoirs les travailleurs dans les entreprises et les citoyens dans la ville, et instaurer de véritables contrôles de leurs représentants élus dans les institutions.

 Crise systémique

La crise systémique est aujourd'hui bien identifiée. Son prétendu caractère naturel ou extérieur au capitalisme productiviste est démystifié, moins par les experts, qui font carrière dans les universités ou les institutions mondiales, que par les citoyens, qui sont mobilisés dans les mouvements sociaux dans le monde et qui, de grèves en occupations de places publiques, appellent à ce que ladite crise ne devienne pas une norme imposée de génération en génération.

Le présent livre explore les causes de cette crise et les voies qui nous permettraient d'en sortir. Il est construit autour de trois parties. La première partie montre que, derrière les frasques de la finance, qui met régulièrement le monde à genoux, se cache un système productif en panne. Il faut même craindre de nouvelles crises financières. La deuxième partie inventorie les impasses des pseudo-solutions néolibérales : politiques monétaires non conventionnelles, avatars de réformes financières, réformes dites structurelles, croissance verte. La troisième partie ouvre des perspectives, en proposant de saisir l'occasion offerte par l'épuisement de la croissance économique pour transformer nos modèles productifs. Trois voies sont précisées : rupture avec la domination de la finance, réduction du temps de travail, et bifurcation pour sortir du productivisme et de la crise sociale.

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(* )Éditions Les Liens qui Libèrent

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 [1] Notamment dans Attac (dir. J.-M. Harribey et D. Plihon), Sortir de la crise globale. Vers un monde solidaire et écologique, La Découverte, 2009.

La complexité et la multidimensionnalité de la crise expliquent pourquoi beaucoup de questions théoriques et politiques restent discutées au sein de tous les mouvements sociaux et syndicaux, partis, associations, dont Attac. En particulier sont débattus, au sein même des opposants au néolibéralisme, la critique du capitalisme et du productivisme, le travail et la réduction de sa durée, le revenu universel, la croissance et le développement. Les analyses et propositions du présent livre sont donc de la seule responsabilité des auteurs, qui n'entendent pas clore les débats. Les éventuelles erreurs et omissions n'engagent qu'eux et non pas l'association Attac.

[2] Duterme Renaud, De quoi l'effondrement est-il le nom ? La fragmentation du monde, Les éditions Utopia, 2016.

[3] Laval Christian, L'homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Gallimard, 2007.

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Commentaires 3
à écrit le 16/01/2017 à 19:23
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la seule crise que je vois, c'est celle qui gagne les pays incapables d'ajuster les dépenses publiques avec leurs recettes..pour le reste, il faut arrêter la désinformation, ou plutôt arrêter le négationnisme.

à écrit le 16/01/2017 à 17:56
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Il n'y a pas de crise, mais seulement un système économique qui permet à quelques individus de posséder l'équivalent de la moities des richesses de la terre. Qui peut prétendre mériter autant ? Ou sont l'éthique, l'humanisme et les droits de l'homme ...

à écrit le 16/01/2017 à 17:03
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Je ne peux que suggérer à ces économistes de prendre en compte le role de l'énergie dans le développement de l'économie: travail, capital, énergie. L'énergie remplace le travail en permettant d'utiliser l'outillage (le capital). Voir à ce sujet la no...

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