Commerce mondial : il faut changer de logique

Les règles du commerce mondial ne devraient plus reposer seulement sur une logique d'ouverture réciproque des marchés. Les pays riches devraient pouvoir restreindre l'importation de produits fabriqués sans respecter leurs normes. Et les pays pauvres devraient pouvoir préserver leurs industries en développement. Par Dani Rodrik, professeur, Harvard

Le système actuel de commerce mondial n'a jamais été très populaire aux États-Unis. L'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), pas plus que la multitude d'accords commerciaux régionaux comme l'Accord de libre-échange Nord-américain (ALÉNA) et le Partenariat Trans-Pacifique (PTP), n'ont eu un fort soutien de l'opinion publique. Mais l'opposition était diffuse.

Aujourd'hui, le commerce international est au cœur du débat politique. Les candidats à la présidence des États-Unis Bernie Sanders et Donald Trump ont fait de leur opposition aux accords commerciaux un élément clé de leur campagne. Et à en juger par le ton des autres candidats, prendre la défense de la mondialisation constitue un suicide électoral dans le climat politique actuel.

Une mondialisation qui ne profite pas à tous

La rhétorique populiste sur le commerce est peut-être excessive, mais rares sont ceux qui nient la réalité des problèmes. La mondialisation n'a pas bénéficié à tout le monde. De nombreuses familles de travailleurs ont été dévastées par l'impact des importations à bas prix en provenance de Chine et d'ailleurs. Et les grands gagnants ont été les financiers et les professionnels qualifiés qui peuvent tirer parti de l'expansion des marchés. Bien que la mondialisation n'ait pas été la seule (ni même la plus importante) force motrice des inégalités dans les économies avancées, elle y a contribué.

Ce qui donne au commerce une importance politique particulière, c'est le fait qu'il suscite un sentiment d'injustice, de concurrence déloyale, ce qui n'est pas le cas de l'autre contributeur majeur aux inégalités (la technologie). Si je perds mon emploi parce que mon concurrent innove et propose un meilleur produit, j'ai peu de raisons de me plaindre. S'il le fait en sous-traitant à des entreprises à l'étranger qui n'hésitent pas à verser dans l'illégalité (par exemple, empêcher leurs travailleurs de s'organiser et de négocier collectivement), je peux y trouver un authentique motif de me plaindre.

Le commerce profite aux pays les plus pauvres, mais...

Sanders préconise avec force une renégociation des accords commerciaux afin de mieux prendre en compte les intérêts des travailleurs. Mais tout blocage des accords commerciaux nuirait aux plus pauvres du monde, en diminuant leurs chances d'échapper à la pauvreté grâce à la croissance menée par les exportations. « Si vous êtes pauvre dans un autre pays, voilà la chose la plus effrayante déclarée par Bernie Sanders », a publié en gros titres le site d'informations populaire habituellement sobre Vox.com.

D'une part, les pays qui ont décollé n'étaient pas aussi vertueux que les thuriféraires du commerce mondial voudraient nous le faire croire. Les les économies en développement ont adopté des stratégies souvent biaisées. Ceux qui ont réussi à tirer parti de la mondialisation, comme la Chine et le Vietnam, ont opté pour une stratégie mixte de promotion des exportations et pris des mesures violant les accords commerciaux actuels. Les subventions, les quotas de contenu national, la réglementation des investissements et effectivement, souvent les barrières aux importations, étaient essentielles à la création de nouveaux secteurs à valeur ajoutée. Les pays qui comptent sur le seul libre-échange (le Mexique vient immédiatement à l'esprit), sont restés à la traîne.

Voilà pourquoi les accords commerciaux les plus intransigeants en faveur d'un commerce mondial fondé sur une concurrence parfaite ne bénéficient pas aux émergents. La Chine n'aurait pas été en mesure de poursuivre le succès phénoménal de sa stratégie d'industrialisation, si le pays avait été contraint par des règles du type de celles de l'OMC au cours des années 1980 et 1990. Avec le PTP, le Vietnam obtient une certaine assurance sur un accès continu au marché américain (les barrières existantes côté américain sont déjà très basses), mais en retour, il doit se soumettre à des restrictions sur les subventions, les règlementations sur les brevets et sur les investissements.

Un décollage des exportations vers l'occident, malgré des droits de douane

D'autre part, aucune donnée historique ne suggère que les pays pauvres aient besoin de barrières très faibles ou nulles dans les économies avancées afin de bénéficier grandement de la mondialisation. En fait, les expériences les plus notables de croissance par les exportations à ce jour (le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et la Chine) se sont toutes produites alors que les droits de douanes à l'entrée aux États-Unis ou en Europe se situaient à des niveaux modérés sinon supérieurs à ceux d'aujourd'hui.

Une autre logique  commerciale

Pour les progressistes qui s'inquiètent aussi bien des inégalités dans les pays riches que de la pauvreté dans le reste du monde, la bonne nouvelle est qu'il est en effet possible d'avancer sur ces deux fronts à la fois. Mais pour cela, nous devrons transformer en profondeur notre approche des accords commerciaux

Le régime commercial mondial est actuellement guidé par une logique mercantile particulière : vous réduisez vos barrières douanières, pour qu'en retour, je réduise les miennes. Cette approche a connu une efficacité remarquable dans la promotion de l'expansion du commerce, mais elle a peu de justification économique. À présent que l'économie mondiale est déjà très ouverte, « l'échange d'accès au marché » cause davantage de problèmes qu'il n'en résout.

Il est temps d'adopter une autre logique, celle d'un « échange d'espace politique. » Les pays pauvres tout comme les pays riches doivent pouvoir poursuivre leurs objectifs respectifs. Les premiers doivent restructurer leurs économies et promouvoir de nouveaux secteurs d'activité ; les derniers doivent répondre aux préoccupations nationales sur les inégalités et la justice distributive. Cela va nécessairement faire un peu grincer les rouages ​de la mondialisation.

Restreindre les importations de produits contrevenant aux normes nationales

La meilleure façon d'entraîner une telle réorganisation institutionnelle consisterait à réécrire les règles multilatérales. Par exemple, les clauses de « garanties » de l'OMC pourraient être élargies pour permettre l'imposition de restrictions commerciales (soumises à des disciplines de procédure), dans les cas où les produits importés seraient fabriqués sans respecter des normes minimales (droit du travail...). (Je discute des modalités de ce problème dans mon livre The Globalization Paradox). De même, les accords commerciaux pourraient intégrer un « kit de développement » visant à fournir aux pays pauvres l'autonomie nécessaire pour poursuivre la diversification économique et développer une industrie naissante.

Les progressistes ne devraient pas adhérer à un récit faux et contre-productif qui définit les intérêts des pauvres dans le monde contre les intérêts des classes populaire et moyenne des pays riches. En faisant preuve d'une imagination institutionnelle suffisante, le régime commercial mondial peut être réformé au bénéfice des deux.

Dani Rodrik, professeur de politique économique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l'Université de Harvard, auteur de Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science.

© Project Syndicate 1995-2016

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.