Dans l’économie du partage, les taxes aussi sont partagées

Faut-il taxer Airbnb et Uber ? Analyse des effets complexes – croisés – que les taxes peuvent générer sur les prix pratiqués et les profits dégagés par les plateformes de l’économie du partage. Par Paul Belleflamme, Professor of economics, Université Catholique de Louvain

Plusieurs pays européens réfléchissent actuellement à différentes manières de taxer les plateformes de l'économie du partage (comme Airbnb et Uber). Des projets sont en discussion en France, en Belgique ou au Royaume-Uni. L'objectif de cet article est d'attirer l'attention sur les effets complexes que les taxes peuvent générer sur les prix pratiqués et les profits réalisés par les plateformes de l'économie du partage.

Des fonctions et des prix particuliers

Ces plateformes sont des entreprises particulières car leur fonction essentielle est de favoriser l'interaction entre deux groupes d'agents distincts : des hôtes et des voyageurs pour Airbnb, des conducteurs et des personnes en quête de mobilité urbaine pour Uber. Aucune de ces entreprises ne possède de moyens de production ; la valeur qu'elles créent provient uniquement du fait que sans elles, l'interaction entre les deux groupes qu'elles relient ne pourrait pas avoir lieu.

Ces plateformes (dites « à deux versants ») fixent un ensemble de prix : elles peuvent tarifer tant l'accès à la plateforme que les transactions qui y sont menées et ce, de manière différenciée pour les deux groupes d'utilisateurs. Cet ensemble de prix est choisi en tenant compte des « effets croisés » qui existent entre les groupes : la participation de l'un renforce la participation de l'autre et vice versa. Ainsi, plus il y a d'hôtes qui proposent des chambres sur Airbnb, plus grand sera l'intérêt des voyageurs pour la plateforme ; de même, plus il y a de voyageurs enregistrés sur Airbnb, plus grande sera l'incitation de particuliers à devenir hôte sur la plateforme.

Le poids d'une taxe sur les tarifs

Comment l'introduction d'une taxe affecte-t-elle la tarification (et les profits) des plateformes ? Pour fixer les idées, imaginons qu'Airbnb doive désormais s'acquitter d'une taxe fixe par hôte qu'elle enregistre. Une réaction immédiate d'Airbnb face à cette nouvelle taxe serait d'augmenter le prix d'accès à la plateforme pour les hôtes. Airbnb doit toutefois tenir compte du fait qu'une augmentation du prix pour les hôtes entraîne deux effets opposés sur le prix d'accès qu'elle peut fixer pour les voyageurs.

Il y a d'abord un effet de contamination : le prix d'accès augmentant pour les hôtes, certains hôtes vont quitter la plateforme, entraînant avec eux des voyageurs (vu qu'ils valorisent moins la plateforme dès lors qu'elle attire moins d'hôtes) ; pour compenser la réduction du nombre de voyageurs, la plateforme a donc intérêt à baisser le prix d'accès qu'elle leur fait payer.

Effets croisés

Mais un effet de levier joue en sens inverse : les hôtes étant sensibles au nombre de voyageurs, la plateforme peut attirer davantage d'hôtes en baissant le prix d'accès pour les voyageurs, quitte à rendre cet accès gratuit ; cependant, la taxe rend cet effet de levier moins profitable vu qu'elle réduit la recette que la plateforme peut gagner sur chaque hôte supplémentaire ; cela pousse à la hausse le prix d'accès à la plateforme pour les voyageurs (vu qu'il est moins profitable de le diminuer).

Selon la force relative des effets croisés (sont-ce les hôtes ou les voyageurs qui valorisent le plus le fait que la taille de l'autre groupe s'accroît ?), c'est l'un ou l'autre effet qui l'emporte. De toute manière, toute variation (à la hausse ou à la baisse) du prix du côté des voyageurs amène la plateforme à reconsidérer, par effet de ricochet, le niveau du prix pratiqué du côté des hôtes vu que les deux effets précités jouent également dans l'autre sens (des voyageurs vers les hôtes). Au final, la combinaison de tous ces effets pourrait conduire la plateforme à ne pas augmenter (voire à diminuer) le prix pour les hôtes et à augmenter celui pour les voyageurs : une taxe censée frapper un groupe d'utilisateurs finirait par être entièrement supportée par l'autre groupe !

Et la concurrence ?

Mais le raisonnement ne s'arrête pas là. Airbnb doit encore intégrer dans ses calculs la manière dont ses concurrents sont susceptibles de réagir à ses propres modifications de prix. Dans un marché sans effets croisés (où chaque entreprise fixe le prix d'un seul produit ou service), une augmentation de prix par l'une suscite une augmentation de prix par l'autre. En effet, si je deviens plus cher, mon concurrent peut garder le même nombre de clients tout en augmentant son prix également. Cette réaction m'est bénéfique dans le sens où elle vient atténuer la perte de profit que mon augmentation de prix initiale pouvait occasionner. J'ai donc moins de réticence à augmenter mes prix. On parle d'un effet stratégique positif qui, dans le cadre d'une augmentation de taxe, vient tempérer l'effet direct négatif de la taxe sur mon profit.

Les effets croisés compliquent la donne car ils contribuent à intensifier les effets qu'ont les réactions des plateformes concurrentes sur le profit de la plateforme qui est taxée. D'une part, il est possible que la réaction des concurrents (en terme de hausse de prix) soit tellement favorable à Airbnb que l'effet direct négatif de la taxe soit plus que compensé par l'effet stratégique positif ; la taxe permettrait alors aux plateformes de se faire une concurrence moins rude, de telle sorte que leurs profits à toutes augmenterait.

Toute paradoxale qu'elle soit, une telle éventualité contribuerait à expliquer pourquoi Airbnb a récemment adressé cette demande aux maires des villes américaines : « Please tax us ». A l'inverse, l'introduction de la taxe sur Airbnb pourrait mener les plateformes concurrentes à diminuer leurs prix. Airbnb souffrirait alors doublement de la taxe : une première fois de manière directe et une seconde fois via la réaction agressive des plateformes rivales.

Des effets en série

On le voit, une taxe frappant une plateforme à deux versants induit une série d'effets secondaires dont l'influence combinée n'est pas évidente à apprécier. L'enjeu pour les gouvernements est donc d'estimer au mieux les différents effets que nous avons mis en évidence afin de taxer de manière efficace et juste les revenus générés sur et par les plateformes de l'économie du partage, sans réduire la capacité d'innovation de ces plateformes et sans faire supporter la taxe par un autre groupe que celui qui était visé initialement.

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Cet article est un résumé d'un article plus long intitulé « Taxer les plateformes de l'économie collaborative ? Oui mais, attention aux effets secondaires ! », sur le site de la revue Regards Economiques. Il s'appuie sur le document de travail « Tax incidence on competing two-sided platforms : Lucky break or double jeopardy » (2016) par P. Belleflamme et E. Toulemonde, à paraître dans la série « Core Discussion Papers ».

The Conversation_____

Par Paul Belleflamme, Professor of economics, Université Catholique de Louvain

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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