Démocratiser le système commercial mondial

La reconnaissance de la Chine comme économie de marché doit donner lieu à un véritable débat sur les règles entourant le commerce mondial. Le non-respect de l'environnement, de la protection des salariés, est source de concurrence déloyale. Il faut trouver les moyens de la contrer, ce que refuse aujourd'hui largement l'Organisation mondiale du commerce. Par Dani Rodrik, professeur, Harvard

Le système commercial mondial va être confronté à un choix crucial à la fin de l'année, un choix qui n'a pas été fait lorsque la Chine a rejoint l'Organisation mondiale du commerce (OMC) il y a presque 15 ans. Les USA et l'UE doivent décider s'ils continuent à considérer la Chine comme une "économie autre que de marché" (NME, non-market economy) ou s'ils lui accordent le statut d'économie de marché dans le cadre de leurs échanges commerciaux. Malheureusement, alors que la bataille s'intensifie autour de cette question, le choix est posé en des termes tels qu'ils empêchent de remédier aux vices de construction du système de commerce international.

Signé en décembre 2001, l'accord qui a permis à la Chine de rejoindre l'OMC autorisait ses partenaires commerciaux à la considérer comme une "économie autre que de marché" pendant une durée maximale de 15 ans. Ce statut facilite l'imposition d'une taxe contre le dumping (prix de vente d'une marchandise inférieur à son coût de production) aux produits importés de Chine. En particulier, ils peuvent faire référence aux coûts de production dans les pays plus riches en lieu et place des véritables coûts chinois, augmentant ainsi à la fois la probabilité de conclure à un dumping et sa marge estimée.

 Les États-Unis et l'Europe n'ont pas encore accordé ce statut privilégié à la Chine

 Aujourd'hui, bien que de nombreux pays (notamment l'Argentine, le Brésil, le Chili et la Corée du Sud) aient déjà accordé à la Chine le statut d'économie de marché, les deux premières puissances économiques mondiales, les USA et l'UE, ne l'ont pas fait. Par ailleurs, les mesures antidumping, aussi fondées soient-elles, ne sont pas adaptées pour combattre les pratiques commerciales inéquitables, car leurs conséquences vont bien au-delà de la question du prix. Elles vont dans le sens du pire protectionnisme qui soit et ne font rien en faveur des pays qui auraient besoin d'une marge de manœuvre en matière de politique commerciale.

Les économistes n'ont jamais apprécié la réglementation antidumping de l'OMC. D'un point de vue strictement économique, le dumping ne constitue pas un problème pour les pays importateurs si les entreprises qui y ont recours n'ont pas la possibilité de parvenir à une position de monopole. C'est pourquoi sur le plan intérieur, pour sanctionner il faut fournir la preuve d'une pratique anticoncurrentielle ou de la probabilité de réussite d'une stratégie prédatrice. Par contre, selon la réglementation de l'OMC, fixer un prix inférieur au coût de production de la part d'un exportateur est suffisant pour imposer une taxe, alors même qu'il s'agit d'une pratique habituelle dans le domaine de la concurrence (par exemple en cas de ralentissement économique).

Pour les entreprises occidentales, une façon de se protéger

C'est pour cela et aussi en raison d'autres considérations de procédure que les entreprises estiment que les mesures antidumping constituent la meilleure protection à l'encontre de leurs concurrentes étrangères lors des périodes difficiles. L'OMC propose un mécanisme spécifique de "sauvegarde" autorisant un pays à augmenter les droits de douane de manière temporaire quand les importations nuisent gravement à ses entreprises. Mais les obstacles administratifs à sa mise en œuvre sont importants et les pays qui y ont recours doivent compenser les exportateurs affectés.

Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Depuis l'établissement de l'OMC en 1995, plus de 3.000 taxes antidumping ont été instaurées (l'Inde, les USA et l'UE en sont les plus premiers utilisateurs), contre seulement 155 mesures de sauvegarde (dont les pays en développement sont les plus grands utilisateurs). Manifestement préférence est donnée aux mesures antidumping.

Concurrence équitable ou non

Pourtant le système commercial mondial ne doit pas se préoccuper uniquement d'efficacité économique, il  devrait traiter également les questions d'équité. Lorsque les entreprises d'un pays sont en compétition par exemple avec des entreprises chinoises très fortement soutenues financièrement par l'État chinois, on peut estimer qu'il s'agit d'une concurrence inéquitable. Certains types d'avantages concurrentiels attentent à la légitimité du commerce international, même (comme dans cet exemple) si cela bénéficie à l'économie du pays importateur. Les mesures antidumping ont donc une logique politique.

Les dirigeants politiques connaissent parfaitement cette logique, c'est pourquoi les mesures antidumping existent sous leur forme actuelle en fournissant une protection relativement facile. Mais ils n'ont jamais pris en compte le fait que l'argument de l'équité va bien au-delà du dumping.

S'il est inéquitable pour les entreprises de se trouver en concurrence avec des entités étrangères subventionnées ou soutenues par leur État, n'est-ce pas la même chose pour les salariés d'un pays en concurrence avec des travailleurs étrangers privés de droits élémentaires ? Les entreprises qui polluent, utilisent le travail des enfants ou font travailler leurs employés dans des conditions dangereuses ne faussent-elles pas elles aussi la concurrence ?

L'OMC oublie les normes environnementales, les droits des salariés...

Ces préoccupations sur les pratiques commerciales déloyales sont au cœur de la réaction antimondialisation. Mais à l'exception de l'étroit domaine du dumping, la réglementation commerciale  ne permet pas de s'attaquer à cette question. Les syndicats, les ONG spécialisées dans les droits humains, la consommation ou l'environnement ne bénéficient pas d'autant de droits que les entreprises qu'elles sont susceptibles de dénoncer.

Craignant la pente glissante du protectionnisme, depuis longtemps les experts commerciaux sont réticents à ouvrir l'OMC aux questions relatives au droit des travailleurs, aux normes environnementales ou aux droits humains. Mais il est de plus en plus clair que la non-prise en compte de ces questions est hautement dommageable. Les échanges commerciaux avec des pays dont les modèles économiques, sociaux et politiques sont très différents remettent en cause la légitimité des règles existantes, destinées à protéger les consommateurs, l'environnement, les salariés... Ignorer ces préoccupations nuit aux relations commerciales et menace la légitimité de toute la réglementation du commerce international.

Si les pays démocratiques ne doivent pas s'abstenir de toute relation commerciale avec les pays qui ne le sont pas, il ne faudrait pas que seule la logique commerciale gouverne leurs relations économiques. Les bénéfices qu'ils tirent du commerce se font parfois aux dépens de leur équilibre social. C'est un dilemme auquel ils ne peuvent échapper, ils doivent y répondre.

Pour les démocraties, la discussion publique est la seule manière d'éclairer les valeurs entre lesquelles il faut choisir et les compromis possibles. Les différends commerciaux avec la Chine et avec d'autres pays sont l'occasion de traiter cette question plutôt que de l'enterrer, et en conséquence de faire un grand pas en avant vers la démocratisation du système commercial mondial.

Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz

Dani Rodrik est professeur d'économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l'université de Harvard. Il a écrit un livre intitulé Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science

© Project Syndicate 1995-2016

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Commentaire 1
à écrit le 18/05/2016 à 21:56
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TOUS LES PAYS QUI ON DEVELOPPER DES PRODUIT ET INVENTIONS NOUVELLES L ON FAIT EN S ACRIFIANT SOUVENT LA SANTE DES TRAVALLIEURS ? JESPERE QUE LA CHINE FERAS CE QUE LES PAYS CIVILISE ONT FAIT CRACE AUX COMITES D HYGIENE ET SECURITES? ET DES SYNDICATS ?...

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