Et si le vrai luxe, c'était l'espace... militaire

OPINION. L'Hétairie souhaite s'intéresser à un domaine peu exploré : le spatial militaire. En effet, aucune opération militaire ne peut être planifiée ou conduite sans avoir recours à des capacités spatiales. Les satellites sont devenus indispensables pour se projeter, connaître son théâtre d'opération, recueillir du renseignement, surveiller et naviguer. Les satellites de télécommunications permettent de connecter l'ensemble des acteurs militaires évoluant sur un même théâtre d'opération quand les satellites de navigation permettent à chacun de se positionner et de se synchroniser avec précision dans la manœuvre d'ensemble. Notre armée est-elle aujourd'hui en phase avec les évolutions technologiques, industrielles et stratégiques observées et quelle sera la hauteur des investissements consentis pour répondre aux attentes du Président de la République ? En un mot, notre pays se donne-t-il les moyens de ses ambitions ? Par Delphine Gillaizeau-David (3i3s), Jean-Daniel Teste, général de brigade aérienne (2S) et Alexandre Papaemmanuel (L'Hétairie) (*).
(Crédits : Airbus)

Quelque part au Levant, deux membres du commandement des opérations spéciales (COS) surplombent une piste imperceptible sur une carte pourtant réalisée grâce à une image satellitaire Hélios très haute résolution qu'ils ont utilisée pour préparer leur mission. Leur positionnement a été choisi avec minutie grâce à des données satellitaires de précision (Modèle Numérique de Terrain) permettant de garantir un point d'observation idéal tout en restant discret (calcul d'intervisibilité) et en tirant profit de la topographie particulière du terrain.

La mission de reconnaissance va leur permettre d'enrichir la carte numérique en temps réel par le simple ajout d'un trait pointillé. Vidéos et images du terrain viendront compléter le dossier de planification d'une opération d'envergure à venir. Ces données numériques enrichies et produites sur la tablette durcie qui accompagne partout le binôme sont transmises en temps réel au PC des Forces grâce à une liaison satellitaire sécurisée, véritable fil d'Ariane entre ces soldats isolés et leurs éventuels renforts, si la situation l'exige.

Ce même réseau de communication met en œuvre un système de Blue Force Tracking permettant un suivi précis de la géolocalisation des deux militaires sur le terrain, leur avancée mètre par mètre, pas à pas. Ces données sont partagées simultanément avec le CPCO en métropole qui les présentera dans quelques heures au briefing du Chef d'état-major des armées (CEMA).

Interceptions de téléphones satellites

Le binôme s'éloigne déjà pour une extraction en hélicoptère. Grâce aux informations remontées, l'officier renseignement de l'état-major de théâtre peut confirmer qu'il s'agit bien d'un axe majeur de transit des djihadistes qui sillonnent la région. La conclusion rapide est permise grâce à l'exploitation des nombreuses interceptions de téléphones satellites émises depuis cette piste discrète et encaissée. Les djihadistes ont laissé des traces numériques lors de l'utilisation de leur téléphone comme GPS. A partir de ces coordonnées interceptées, une programmation d'un satellite d'observation radar a permis de disposer d'images confirmant les traces de passage d'une colonne de pick-up. Un drone a décollé pour assurer une surveillance de la zone.

Les flux vidéo produits par les drones Reapers déployés sur le terrain permettront de confirmer au PC que les véhicules sont armés de canons de 14 mm. L'ordre est alors donné d'intervenir pour les entraver. Le Rafale fond déjà vers sa cible, profitant de conditions météorologiques favorables pour se dissimuler dans un vent de sable.

Chaque séquence de cette opération confirme la part croissante prise par l'espace exo-atmosphérique en matière de défense. La conduite d'opérations militaires de grande envergure ne peut plus se dérouler sans l'apport des satellites, indispensables pour se projeter, connaître son théâtre d'opération, recueillir du renseignement, surveiller et naviguer. Les armées observent et écoutent depuis l'espace. En outre, les satellites de télécommunications connectent l'ensemble des acteurs militaires évoluant sur un même théâtre d'opération à travers un réseau commun tandis que les satellites de navigation aident chacun à se positionner et à se synchroniser avec précision dans la manœuvre d'ensemble.

Surveillance de l'espace exo-atmosphérique

À ce titre, la Loi de Programmation Militaire (LPM) 2019-2025, adoptée l'été dernier, souligne : « La capacité à détecter et attribuer un éventuel acte suspect, inamical ou agressif dans l'espace constitue donc une condition essentielle de notre protection. Nos capacités nationales de surveillance de l'espace exo-atmosphérique (Space Surveillance and Tracking, SST) et de connaissance de la situation spatiale (Space Situational Awareness, SSA) seront consolidées, notamment par le renforcement du Commandement Interarmées de l'Espace et du Commandement de la Défense Aérienne et des Opérations Aériennes 1». En conséquence, elle consacre 3,7 milliards d'euros pour le seul renouvellement de nos capacités spatiales, sans toutefois en introduire de nouvelles.

Pourtant, le 13 juillet 2018, le président de la République a réaffirmé la position de la France en rappelant que l'espace est « essentiel pour nos opérations » ; il a ajouté : « par les incroyables potentialités qu'il offre mais également par la conflictualité qu'il suscite », il « est [...] un véritable enjeu de sécurité nationale2 ». Lors de ce discours il a annoncé la rédaction d'« une stratégie spatiale de défense » qui « aura vocation aussi à être déclinée, sur tous les aspects pertinents, sur le plan européen ».

Nouvel espace d'affrontements

Mais au-delà des mots, la volonté politique se mesure à l'aune des investissements consentis. Compte tenu de ce nouvel espace d'affrontements, ne faudrait-il pas innover pour ne pas se restreindre au seul renouvellement de capacités spatiales ?

Car aujourd'hui, c'est grâce à des investissements effectués dès le début des années 1960 que la France demeure l'une des rares Nations à disposer de capacités spatiales complètes - tant civiles que militaires - ou à y accéder. Toutefois, plusieurs éléments de distorsion ont vu le jour :

  • Si notre pays reste attaché aux conventions internationales qui régissent l'espace extra-atmosphérique et l'ont institué en bien commun de l'humanité, la plupart des grandes puissances spatiales n'y ont pas adhéré. Cela a de facto converti l'espace en un enjeu de pouvoir et de conquête.

  • En outre, on assiste depuis peu à de fortes évolutions dans le secteur spatial, liées notamment à l'arrivée d'acteurs non étatiques et à un bond de 25% de la part de la dépense privée au cours des dix dernières années.

Cette conjonction d'éléments incite à s'interroger : notre armée est-elle aujourd'hui en phase avec les évolutions technologiques, industrielles et stratégiques que nous observons ? Et quelle sera la hauteur des investissements consentis pour répondre aux attentes du président de la République ? En substance, avons-nous les moyens de nos ambitions alors la vie politique actuelle s'attache à des enjeux plus terre à terre ?

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Extraits des préconisations

Préconisation n°1 : Accroître les crédits de R&D consacrés au spatial militaire et soutenir une pensée prospective française au service des conflits spatiaux à venir, tout en s'émancipant des contraintes juridiques actuelles ;

Préconisation n°2 : Investir pour renforcer la sécurité du satellite (TC, durcissement), assurer un antibrouillage performant et des traitements à bord afin d'optimiser l'utilisation des bandes de fréquence tout en renforçant la protection des transmetteurs au sol ;

Préconisation n°3 : Créer un institut national de la donnée spatiale, véritable guichet unique et interministériel des données qui permettra d'unifier les chaînes de traitement des données ROIM et ROEM ;

Préconisation n°4 : Accroître la précision de la carte des objets spatiaux, à l'instar de ce que réalisent les Etats-Unis ;

Préconisation n°5 : Moderniser les systèmes GRAVES et SATAM ainsi que des systèmes de veille en orbite basse, conformément au programme lancé par la DGA ; améliorer le système d'informations spatiales (SIS) ;

Préconisation n°6 : Financer les travaux de conception de la prochaine génération de systèmes de surveillance de l'espace ;

Préconisation n°7 : Se doter rapidement d'une capacité d'observation de l'espace au profit de capacités de renseignement spatial plus abouties, de détection et d'alerte en cas d'attaque balistique afin de compléter notre dispositif de dissuasion nucléaire  ;

Préconisation n°8 : Recourir à l'intelligence artificielle pour l'analyse de données massives afin d'identifier ces manœuvres discrètes, offensives ou sortant du pattern of life initialement caractérisé ;

Préconisation n°9 : Associer l'ensemble des services de renseignement pour participer à la caractérisation complète des satellites ;

Préconisation n°10 : Créer un Commandement des Opérations Spatiales, organisme à Vocation Interarmées (OVIA), destiné à fédérer l'ensemble des capacités militaires sous commandement unique ;

Préconisation n°11 : Etablir une Doctrine, une Organisation, des Ressources humaines, des Équipements, du Soutien, Entraînement (DORESE). Il convient donc de mettre en place une formation spatiale militaire, sanctionnant une expérience dans ce domaine au sein des Armées ;

Préconisation n°12 : Doter le Commandement militaire spatial de moyens souverains et de processus organisationnels et techniques qui utilisent des ressources humaines, matérielles et informatiques ;

Préconisation n°13 : Créer un centre militaire spatial pour rapprocher physiquement le CNES du Commandement des Opérations Spatiales ;

Préconisation n°14 : Transformer le COSPACE en un conseil national de l'Espace, sur le modèle du secrétariat général de la Mer ou du National Space Council aux Etats-Unis.


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NB : cette note est consultable en intégralité à l'adresse suivante:

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NOTES

1 Loi n°2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense (1).

2 Discours du président de la République à l'Hôtel de Brienne, 13 juillet 2018.

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LES AUTEURS

Delphine GILLAIZEAU-DAVID, vice-présidente Relations Institutionnelles 3i3s

Jean-Daniel TESTE, général de brigade aérienne (2S), PDG de L'Observation de la Terre Appliquée, ancien Commandant Interarmées de l'Espace

Alexandre PAPAEMMANUEL, chef du pôle défense nationale de L'Hétairie, enseignant à Sciences Po

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