Google : une procédure contradictoire vaut mieux qu'un mauvais arrangement

En cas d'abus de position dominante, une négociation entre les autorités de concurrence et l'entreprise concernée peut être un moyen efficace d'aboutir. Dans le cas de Google, elle serait au contraire contre-productive. par Frédéric Jenny, Professeur d'économie et Co-directeur du Centre Européen de Droit et d'Economie (CEDE) de l'ESSEC, et François Lévêque, Professeur d'économie à Mines-ParisTech
(Crédits : © Francois Lenoir / Reuters)

Sans se prononcer sur le fond de l'affaire, la décision de Mme Vestaguer, la nouvelle Commissaire européenne de la concurrence, de notifier des griefs à Google est bienvenue.

Google a-t-il violé le droit de la concurrence de l'Union Européenne ? A-t-il par exemple, favorisé le placement de ses propres services de météo, de vidéo ou d'achats en ligne sur son moteur de recherche général afin d'évincer du marché des concurrents aussi efficaces qu'elle ? Aux Etats-Unis, la Federal Trade Commission a considéré qu'il n'y avait pas de preuves suffisantes pour affirmer que Google avait mis en œuvre des pratiques d'éviction de ses concurrents. Le gendarme de la concurrence américain s'est ainsi prononcé après une enquête approfondie fondée sur l'examen de plus de 9 millions de pages de documents. Mais on sait que le droit européen de la concurrence est plus strict vis-à-vis des entreprises dominantes que le droit antitrust américain. Aussi ne peut-on exclure, sans pour autant en être à ce stade certain, que la Commission arrive à une décision différente de celle de l'Autorité américaine.

Négocier ou accuser: un choix stratégique

Dans un premier temps, la Commission européenne a choisi d'utiliser une procédure  qui lui est ouverte par l'article 9 du règlement 1/2003 : faire part de ses préoccupations de concurrence à Google et obtenir d'elle des engagements de modification de son comportement. Ils auraient eu force exécutoire grâce à une décision de la Commission qui se serait bornée à reconnaître qu'ils répondent à ses préoccupations. Joaquin Almunia, avait en effet pris le parti de négocier plutôt que de notifier des griefs à l'entreprise californienne et de prononcer une décision d'interdiction des pratiques. Négocier ou accuser ? Quelle différence cela fait-il? Elle est grande tant pour les entreprises actives sur les marchés de l'Union Européenne que pour les consommateurs européens et pour la qualité du droit.

Les avantages de la négociation, pour l'autorité de la concurrence...

Choisir la voie de la négociation d'engagements sans notifier de griefs, comporte plusieurs avantages pour l'autorité de la concurrence. En premier lieu, elle peut espérer résoudre l'affaire dont elle est saisie plus rapidement que si elle menait la procédure contentieuse à son terme. En deuxième lieu, elle n'a pas besoin de se livrer à une analyse de ce qu'elle reproche à l'entreprise aussi précise que celle nécessaire dans le cas d'une décision d'interdiction susceptible d'être déférée aux juridictions communautaires. Il lui suffit de faire état de préoccupations de concurrence à l'encontre de l'entreprise soupçonnée. En troisième lieu, elle élimine pratiquement le risque d'un recours contre la solution qu'elle accepte : l'entreprise qui aura proposé des engagements ne pourra se plaindre qu'ils aient été acceptés. Enfin, elle peut accepter des engagements qui vont au-delà des injonctions qu'elle aurait pu imposer dans une décision d'interdiction.

 ...et pour l'entreprise concernée

L'entreprise en cause peut également trouver intérêt à proposer des engagements. En premier lieu, elle évite le risque d'une décision établissant son comportement infractionnel et lui imposant éventuellement une lourde amende. En deuxième lieu, en acceptant de proposer des engagements, elle peut bénéficier de la rapidité de la procédure en évitant une partie tout au moins des frais associés à sa défense. En troisième lieu, elle a le contrôle des engagements qu'elle propose à la Commission alors qu'elle ne pourrait pas dans les mêmes conditions négocier les injonctions qui lui seraient éventuellement infligées. En quatrième lieu, évitant le prononcé d'une décision reconnaissant son comportement infractionnel, elle prive les victimes de ses pratiques de la possibilité de réclamer des dommages et intérêts en se fondant sur une décision de l'Autorité de la concurrence établissant l'infraction.

 La négociation utile dans certains cas

 Recourir à la procédure d'engagement (négociation) est utile dans certaines situations : lorsque le problème est clair et les solutions évidentes à concevoir. Cela vaut en particulier pour des affaires récurrentes, pour lesquelles la jurisprudence est bien établie. L'expérience acquise à partir de précédents permet d'identifier les problèmes et les solutions. En transigeant, les autorités ne risquent guère de se tromper et une décision en bonne et due forme nourrirait peu utilement une jurisprudence déjà abondante. Pourquoi alors s'embarrasser d'une lourde procédure conduisant à une prohibition? Une autre situation favorable à la négociation est lorsque la collecte d'informations et d'indices est coûteuse pour l'autorité de concurrence, par exemple lorsque le secteur concerné est peu transparent et les concurrents mal préparés, ou peu enclins à apporter des informations dont les autorités ont besoin.

 Des effets dévastateurs

Mais, en dehors de ces cas, la procédure d'engagement (négociation) a des effets dévastateurs sur notre système juridique. Elle présente un coût social important. En effet, elle ne conduit pas à des décisions établissant clairement les conditions dans lesquelles certaines pratiques nouvelles ou peu étudiées sont prohibées. N'ayant pas de valeur jurisprudentielle les décisions d'engagements ne peuvent servir à la prévisibilité du droit. Par ailleurs, les décisions d'engagement ne garantissent pas, faute d'analyse précise des enjeux de concurrence, que les remèdes proposés et acceptés sont strictement nécessaires à la résolution du problème.

Ceci est d'autant plus préoccupant que des entreprises mises en cause peuvent avoir intérêt à proposer des engagements mêmes si elles n'ont en rien enfreint le droit de la concurrence pour éviter les coûts financiers et de réputation associés à la procédure devant l'autorité de concurrence. En outre, les tests de marchés faits sur les engagements proposés peuvent facilement être manipulés par les concurrents de l'entreprise faute de précisions sur le problème de concurrence. Enfin, elle rend plus difficile l'action civile des victimes.

 Pour une décision en bonne et due forme

Les caractéristiques l'affaire Google sont pas à l'évidence celle d'une affaire pour laquelle la procédure d'engagements était adaptée. Les concurrents sont organisés et divers; certains, à l'instar de Microsoft, sont puissants tandis que d'autres sont de taille modeste et spécialisés dans des niches. Ils sont, pour les autorités de la concurrence, des sources précieuses d'information sur les métiers, les comportements, et les marchés de Google. Par ailleurs, les pratiques illicites dont Google est soupçonné sont pour partie nouvelles et concernent un marché récent et d'innovation rapide, la recherche sur Internet. Ni l'identification de leurs effets anticoncurrentiels ainsi que de leurs effets possiblement favorables aux consommateurs, ni celle d'éventuelles solutions correctives appropriées ne sont évidentes ; en outre, la jurisprudence est mince. Dans ce type de cas, la procédure d'engagement comporte ainsi un grand risque de se tromper. Quelle qu'elle soit une décision en bonne et due forme sur les pratiques de Google posera des jalons utiles à l'ensemble des acteurs de l'Internet sur les comportements autorisés et les limites à ne pas franchir.

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