L'étonnante percée du Front national dans la fonction publique

Hors éducation nationale, 30,5% des fonctionnaires d'Etat ont voté Front national aux dernières élections régionales. Le vote FN progresse aussi fortement dans les autres fonctions publiques. Par Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS , Sciences Po.

Le résultat électoral du Front national lors des élections régionales de 2015 ne se mesure par seulement au fait d'avoir réuni plus de 6 millions de voix sur ses listes au premier tour. Derrière les analyses purement électoralistes se dévoile un paysage sociologique nouveau qu'il faut examiner de près. La progression électorale recouvre en effet un changement d'ordre qualitatif à travers soit le ralliement d'une partie de l'électorat fonctionnaire habituellement réfractaire au parti de Marine Le Pen (c'est le cas notable des enseignants), soit l'extension du vote FN dans des métiers de la fonction publique qui lui étaient assez favorables depuis longtemps (c'est le cas des militaires et des policiers). Cette évolution, qui s'est amorcée lors de la présidentielle de 2012, s'est confirmée depuis.

On s'appuiera ici sur les résultats de la première vague de l'Enquête électorale française du Cevipof qui porte sur un échantillon total de 23.000 personnes comprenant 3.368 fonctionnaires de l'État (FPE), 1.334 fonctionnaires territoriaux (FPT) et 796 fonctionnaires hospitaliers (FPH).

Source : Luc Rouban, Enquête électorale française, Cevipof, 2016

Une hausse généralisée mais inégale

Première observation : l'amplification du vote FN entre le premier tour de la présidentielle de 2012 et le premier tour des régionales de 2015 touche tous les secteurs de la fonction publique, même si le rythme de progression est moins vif que chez les salariés du privé. Chez ces derniers, le FN gagne 10 points entre les deux élections - de 19 à 29% - alors qu'il gagne 7 points dans les trois fonctions publiques. Il passe de 16 à 23% dans la FPE, de 17 à 24% dans la FPT et de 19 à 26% dans la FPH. Ces données sont évidemment moyennes, car si l'on écarte de la FPE tous les membres du monde enseignant (professeurs des premier et second degrés, directeurs d'établissements, enseignants du supérieur), le vote FN y atteint 30,5% en 2015.

Deux secteurs méritent une attention particulière. Tout d'abord, le monde enseignant. Dans sa totalité (N = 1449), le vote FN y passe de 3,8% en 2012 à 9,4% en 2015 - une évolution moyenne qui est également celle des professeurs des écoles (N = 498) et des professeurs du second degré (N = 521). Même si les proportions sont faibles, elles témoignent d'une pénétration réelle du FN chez les électeurs de droite au sein de la forteresse électorale de la gauche.

Ces enseignants avaient voté en 2012 pour François Bayrou à hauteur de 15 % et pour Nicolas Sarkozy à concurrence de 27 %. Au total, 12 % seulement avaient voté pour les candidats de gauche, dont 9 % pour François Hollande. 41 % avaient déjà voté pour Marine Le Pen. On peut percevoir dans cet exemple, qui peut être généralisé aux autres catégories professionnelles, la porosité entre le vote Les Républicains (LR) et le vote FN. Le succès électoral du parti de Marine Le Pen est clairement alimenté par les voix qui se portaient sur les candidats LR ou UDI en 2012.

La progression du FN est encore plus spectaculaire chez les policiers et militaires (N = 485). Les intentions de vote FN de ces derniers montent à 56% contre 30% en 2012, avec une différence marquée entre les militaires - de toutes les armes y compris la gendarmerie - qui choisissent le FN à hauteur de 52% contre 63 % pour les seuls policiers. Encore s'agit-il de valeurs moyennes qui recouvrent les actifs et les retraités. Si l'on n'étudie que les actifs, en réduisant l'échantillon de près de la moitié, on voit alors, mais sans garantie de représentativité, que le vote FN atteint 57% chez les militaires et 72% chez les policiers.

Rupture consommée entre catégories professionnelles

Seconde observation : la progression du FN touche surtout les fonctionnaires de catégorie C. La rupture politique et culturelle entre, d'une part, les agents de terrain ou les cadres intermédiaires de catégorie B et, d'autre part, les cadres supérieurs de catégorie A semble consommée. Cette rupture révèle que les enjeux professionnels s'associent aux enjeux sociétaux, tel le rejet de l'immigration ou de l'islam. Ainsi, si le choix du FN au sein de la FPE atteint 12% chez les cadres A, il grimpe à 34% dans la catégorie C. Dans la FPT, l'écart entre les deux catégories est moindre - 16% contre 27% - mais il atteint des sommets dans la FPH où le FN attire 18% des cadres A et 39% des agents de catégorie C.

On mesure ici l'ampleur du malaise qui traverse les trois fonctions publiques. Un malaise lié à une série de facteurs cumulatifs : la réduction des effectifs et des moyens (à la faveur de l'application de la RGPP) alors que la demande des usagers s'accroît (c'est clairement le cas de l'hospitalière et de la police ou de l'armée), la déception à l'égard d'un gouvernement socialiste qui a bloqué les salaires, la défiance vis-à-vis de la droite parlementaire dont la logique libérale a surtout profité au sommet de l'État, le sentiment de payer le coût de la mondialisation comme le montrent les réponses aux autres questions de l'enquête. Mais le sentiment de déclassement a touché aussi une partie de la catégorie A. Dans l'ensemble des trois fonctions publiques, le vote FN de la catégorie A (hors monde enseignant) est, en effet, de 18%.

L'analyse montre, enfin, que la progression du FN n'entraîne pas un effondrement du vote pour le PS qui réalise un score honorable de 33% dans la FPE contre 36% pour François Hollande en 2012, de 30% dans la FPT contre 36% également en 2012 et de 27% dans la FPH contre 30% en 2012. Même si les deux types de scrutins sont différents et ne peuvent être comparés qu'avec prudence, les écologistes progressent sensiblement en 2015 (8% dans les trois fonctions publiques).

En revanche, les listes de la gauche contestataire sont abandonnées (7% dans la FPE contre 15% en 2012) sans que la catégorie joue beaucoup. Cependant, cette évolution se fait à la suite de transferts de vote complexes, effectués parfois dans une visée de vote « utile », et sans que l'on puisse y voir un glissement de la gauche vers le FN, phénomène statistiquement très faible.

Cette percée du vote FN au sein des trois fonctions publiques n'a pas qu'une signification électorale. Et elle n'est pas seulement liée au contexte créé par le terrorisme. Elle montre aussi à quel point les fonctionnaires ne croient pas - ou plus - aux réformes managériales et sont inquiets pour l'avenir du service public.

The Conversation

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Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaires 23
à écrit le 10/03/2016 à 10:01
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Agent CNRS de catégorie A (ingénieur), j'observe depuis une dizaine d'années une nette dégradation de la situation. De plus en plus de laboratoires et services sont gérés par copinage (recrutements, par les responsables, de copains ou de membres de l...

à écrit le 14/01/2016 à 14:01
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Heureusement que la Police, Gendarmerie et autres fonctionnaires votent FN, il en faudrait encore plus. Ces fonctionnaires commencent par voir clair. Il n'y a qu'avec le FN que la France pourra s'en sortir de toutes ces magouilles des politiques côt...

le 14/01/2016 à 15:19
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Clean !? Vous parlez du front national dont les militants brûlent des voitures (http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/09/16/adrien-desport-l-ex-fn-incendiaire-de-voitures-condamne-a-trois-ans-de-prison-ferme_4759549_823448.html), font du trafi...

le 14/01/2016 à 17:01
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A Bernardo Zorro : il serait souhaitable que vous nous en donnassiez les preuves de ce que vous avancez. Ouïr dire ce que les médias souhaitent que vous répétiez n'est pas preuves outrecuidantes ! Pour l'instant, ce sont des enquêtes en cours mais, s...

à écrit le 14/01/2016 à 13:06
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Le FN a un programme national-socialiste qui donne une part démesurée au contrôle de l'état sur la société civile et l'économie. Les fonctionnaires y ont un brillant avenir assuré (surtout s'ils font allégeance à la blonde). Ils ont une place de choi...

le 14/01/2016 à 21:00
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les cadres sup, comme vous dites, vivent à l'abri des nuisances qui sont à la base du vote Fn

le 18/01/2016 à 19:16
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"Les enseignants et les cadres sup, sont mieux informés, ils n'ont pas le lepénisme facile et en perçoivent pleinement les dangers. " Ce qu'il faut lire comme imbécillité! Les cadres sup. et les les enseignants, mieux formatés par leur cursus ...

à écrit le 14/01/2016 à 12:01
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Vous proposez d'interdire le droit de vote aux personnes soupçonnées de voter FN ??? Belle conception de la démocratie !

le 14/01/2016 à 13:22
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Cela s'appelle de la paranoïa car sans les médias le front national n'existerait pas.

à écrit le 14/01/2016 à 11:24
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je ne sais pas si ceux qui ont fait cette etude ne savent pas faire des etudes qualitatives, si les resultats auraient ete bloques ' pour des raisons politiques', ou si autre chose se trame derriere, mais les arguments explicatifs de la poussee du FN...

à écrit le 14/01/2016 à 10:30
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Une fois de plus, il manque, selon moi, un axe d'analyse : "la progression du FN touche surtout les fonctionnaires de catégorie C (NDRL : réparties sur l'ensemble du territoire). La rupture politique et culturelle entre, d'une part, les agents de ter...

à écrit le 14/01/2016 à 10:22
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"La progression du FN est encore plus spectaculaire chez les policiers et militaires". ll ne reste plus à espérer qu'un Frontiste ne soit jamais élu à la Présidence de la République. Le nationalisme "c'est la guerre" (ce n'est pas de moi), la pire é...

le 14/01/2016 à 11:52
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" Le droit de vote pour cette catégorie de fonctionnaires est à reconsidérer..." Cette phrase à elle seule relève du totalitarisme le plus éhonté !! Hé quoi ! donnons donc le droit de vote aux réfugiés étrangers et retirons le donc à ceux chargé ...

le 14/01/2016 à 18:16
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A VALBEL89 : Votre "conception de la démocratie" me rappelle l'Espagne Franquiste et il n'y a pas si longtemps que cela. Si on ne votait pas comme le voulait la milice (contrôles faits) il y avait disparition du jour au lendemain ! Et c'est bizarre ...

à écrit le 14/01/2016 à 9:59
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Elle n'est pas étonnante. Ils sont au contact du public et voient bien le comportement d'une communauté. Les employés d'hôpitaux face aux exigences religieuses, les conducteurs RATP qui voient des "collègues" refuser de conduire un bus conduit par un...

à écrit le 14/01/2016 à 9:23
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Pas étonnant, le programme économique du FN est celui d'une économie administrée sans contact avec la vraie vie

le 14/01/2016 à 10:21
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A l heure actuelle pourriez vous nous dire qui dirige l économie , si c est la main de Dieu dites nous lequel comme nous en avons plusieurs à notre disposition , autant savoir à qui dire merci .La vrai vie n est pas celle des aéroports j espère que ...

à écrit le 14/01/2016 à 9:07
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Fonctionnaires Ils comprennent sans doute mieux que certains autres ou peut se trouver la SALUT de la FRANCE

à écrit le 14/01/2016 à 8:35
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Bonjour, L'apparente anomalie que cet article relève, est surtout du à un problème de représentation du monde chez les élites (cadres, dirigeants et professions libérales). Les catégories C et B (qui ne sont pas des cadres) ou les professeurs du ...

à écrit le 14/01/2016 à 8:08
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La catégorie C a beaucoup évolué, beaucoup moins de "naïfs" à qui on cachait autrefois le niveau des primes des catégories A et au dessus. De plus ces agents de catégories basses sont au contact direct des populations difficiles à gérer dans les guic...

le 14/01/2016 à 10:02
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Il faut pourtant une sacré dose de naïveté pour voter pour un parti pro-oligarchie libéral en pensant voter pour un parti contestataire.

le 14/01/2016 à 11:45
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pro-oligarchie libéral ? vous pourriez développer ?

le 14/01/2016 à 15:32
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La famille le pen est une oligarchie et marine le pen a vécu une cuillère en argent dans la bouche depuis qu'elle est née.

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