La modération salariale en Allemagne à l'origine des difficultés économiques françaises

La divergence des économies française et allemande tient pour l'essentiel à la modération salariale en Allemagne, entamée dès les années 90. Par Xavier Ragot, président de l'OFCE et CNRS-PSE, Mathilde Le Moigne, ENS
Xavier Ragot, président de l'OFCE

Si l'avenir de la zone euro dépend de la coopération politique entre la France et l'Allemagne, la divergence économique entre les deux pays doit inquiéter. Il faut en prendre la mesure et souligner une triple divergence, qui porte sur le taux de chômage, la balance commerciale et la dette publique. Le taux de chômage allemand baisse régulièrement ; il se situait en juin sous la barre des 5 %, ce qui est presque le plein emploi, alors que le taux de chômage français dépasse les 10 %. Ce taux de chômage faible ne provient pas du dynamisme de la consommation des ménages allemands, mais de la capacité exportatrice de l'Allemagne.

Alors que la balance commerciale de la France reste négative (la France important plus qu'elle n'exporte), l'Allemagne est aujourd'hui le premier pays exportateur mondial, devant la Chine, avec un excédent de la balance commerciale qui sera proche des 8 % en 2015.

L'écart de dette publique, lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire

Enfin, le déficit public de la France sera de l'ordre de 3,8 % en 2015, alors que le budget de l'Allemagne atteint maintenant un excédent. La conséquence est impressionnante quant à l'évolution de la dette publique des deux pays. Elles étaient comparables en 2010, proches de 80 % du PIB. En revanche, la dette publique allemande est passée sous les 75 % en 2014 et continue de décroître alors que la dette publique française continue de croître pour atteindre les 97 %. Un tel écart est inédit sur une période récente, il est lourd de tensions à venir sur la conduite de la politique monétaire.

La divergence économique va devenir divergence politique

Cette triple divergence conduit inéluctablement à des différences de réaction politique, quant à la capacité des populations à accepter des migrants, à la compréhension de pays ayant des difficultés économiques comme la Grèce, mais aussi quant à la capacité à faire face à des crises économiques futures. La divergence économique va devenir divergence politique. Il ne s'agit pas d'idéaliser la situation allemande, caractérisée par un grand nombre de travailleurs qui n'ont pas bénéficié des fruits de la croissance, comme le montre une étude récente de France Stratégie, et par une population en décroissance rapide. Cela ne doit pas empêcher de regarder lucidement l'éloignement économique des deux pays.

La modération salariale allemande expliquerait la moitié de la divergence

Quelles sont les causes du succès commercial allemand?

De nombreuses explications ont été avancées pour justifier une telle divergence entre les deux pays voisins. Stratégie allemande pour les uns - externalisation des chaînes de valeurs, modération salariale agressive, renforcement de la concurrence entre les entreprises -, elle résulterait de faiblesses françaises pour les autres : mauvaise spécialisation géographique et/ou sectorielle, insuffisance des aides publiques aux exportateurs, défaut de concurrence dans certains secteurs.

Notre étude récente met l'accent sur l'effet différé de la modération salariale allemande et suggère qu'elle pourrait expliquer près de la moitié de la divergence franco-allemande. Pour bien comprendre les mécanismes en jeu, il faut distinguer les secteurs exposés à la concurrence internationale des secteurs qui en sont abrités. Les secteurs exposés regroupent l'industrie mais aussi l'agriculture dont l'élevage, qui fait aujourd'hui l'actualité, et une partie des services qui sont de fait échangeables. Le secteur abrité est composé du transport, de l'immobilier, du commerce et d'une grande partie des services à la personne.

Mauvaise gestion de la réunification

Alors qu'en France les coûts salariaux unitaires ont augmenté régulièrement et de manière comparable dans les deux secteurs susmentionnés, ils sont restés extraordinairement stables en Allemagne, sur près de dix ans. Cette modération salariale est la conséquence à la fois d'une mauvaise gestion de la réunification allemande, qui a renversé le rapport de forces pour les négociations salariales en faveur des employeurs, et dans une bien moindre mesure de la mise en place des lois Hartz en 2003-2005, visant à la création d'emplois peu rémunérés dans les secteurs les moins compétitifs (en particulier le secteur abrité).

Le coût de la réunification allemande est estimé à 900 milliards d'euro en termes de transfert de l'ex-Allemagne de l'Ouest, soit un peu moins de trois fois la dette grecque. Face à de tels enjeux, la modération salariale, commencée en 1993 a été une stratégie de re-convergence des deux parties de l'Allemagne. En 2012, les salaires nominaux allemands sont 20 % inférieurs aux salaires français dans le secteur exposé, et 30 % inférieurs dans le secteur abrité, en comparaison des niveaux de 1993. L'observation des taux de marges français et allemands révèle que dans le secteur exposé, les exportateurs français ont fait des efforts considérables en réduisant leurs marges afin de maintenir leur compétitivité-prix. Dans le secteur abrité, les taux de marge français sont en moyenne 6 % supérieurs aux taux de marge allemands. L'essentiel de la perte de compétitivité-prix de la France est donc une perte de compétitivité-coût.

Quelle est la contribution de ces différences au chômage et à la balance commerciale des deux pays ? Notre analyse quantitative indique que si la modération salariale allemande n'avait pas eu lieu entre 1993 et 2012, l'écart de 8 % des balances commerciales observées aujourd'hui serait de 4,7 % (dont 2,2 % expliqués par la seule modération salariale dans le secteur abrité allemand). Ainsi, la modération salariale allemande explique près de 40 % de l'écart de performances commerciales entre la France et l'Allemagne. Nous trouvons par ailleurs que cette modération salariale est responsable de plus de 2 points de chômage en France.



L'écart de compétitivité hors-prix

Près de 60 % de l'écart des balances commerciales française et allemande restent à expliquer. Notre étude suggère que cet écart est dû à la qualité des biens produits, ce que l'on appelle la compétitivité hors-prix. Entre 1993 et 2012, le rapport qualité-prix allemand a augmenté de l'ordre de 19 % par rapport à celui de la France, et a ainsi plus que compensé la hausse des prix allemands à l'exportation relativement aux prix français. On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l'Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. On distingue également un effet dû à l'externalisation d'une partie de la production allemande (pour près de 52 % du volume de production en 2012) vers des pays à moindre coût : l'Allemagne est aujourd'hui un centre de conception et d'assemblage, ce qui lui permet d'économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l'effort de montée en gamme et de stratégie de marque.

Cet effet est néanmoins probablement endogène, c'est-à-dire qu'il découle pour partie de l'avantage compétitivité-coût de l'Allemagne. La faiblesse des coûts salariaux a permis aux exportateurs allemands de maintenir leurs marges face à la concurrence extérieure. Ces fonds dégagés ont permis des investissements que les entreprises françaises ont dû probablement abandonner pour maintenir leur compétitivité-prix, perdant ainsi l'opportunité de rattraper les produits allemands en termes de compétitivité hors-prix sur le plus long-terme.

Une sortie par le haut

La cause profonde de l'écart de performances économiques entre la France et l'Allemagne réside donc dans la divergence nominale observée entre les deux pays depuis le début des années 1990. Une des façons de résorber ces écarts serait ainsi de favoriser la convergence des salaires, et plus généralement des marchés du travail en Europe. L'Allemagne doit permettre une inflation salariale plus importante que dans les pays de la périphérie, et faire face ainsi à la montée des inégalités sociales en Allemagne, tandis que la France ne doit pas tomber dans le piège d'une déflation compétitive qui annihilerait sa demande interne, mais doit maitriser l'évolution des salaires. À cet égard, le rapport des cinq présidents présenté par la Commission européenne le 22 juin 2015 propose la mise en place d'autorités nationales de la compétitivité dont il faut espérer qu'elles permettent une plus grande coopération dans le domaine social et de l'emploi.

Des conséquences profondes pour la pensée économique

La divergence des salaires entre la France et l'Allemagne a des conséquences profondes pour la pensée économique. L'intégration commerciale accrue après la mise en place de l'euro n'a pas amené à une convergence mais à une divergence des marchés du travail. C'est à chaque Etat de refaire converger les économies tout en préservant l'activité économique. Cette intervention de l'Etat dans l'économie est plus complexe que le simple cadre keynésien de gestion de la demande agrégée, et concerne maintenant la convergence des marchés du travail.

A ce jour, la réponse européenne a été des baisses systématiques des coûts salariaux alors qu'il faut plutôt augmenter les salaires dans les pays en surplus, comme l'Allemagne, en utilisant par exemple le salaire minimum comme instrument. Tout cela est certes de l'économie. La politique commence lorsque l'on réalise que ces derniers n'y ont pas forcément intérêt.

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Commentaires 22
à écrit le 06/09/2015 à 12:22
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Ah bon ? On gagnerait donc moins bien sa vie, à compétences égales, en Allemagne qu'en France ? Il me semble pourtant que bon nombre de frontaliers préfèrent toujours, comme depuis des lustres, aller travailler du côté allemand que du côté français, ...

à écrit le 05/09/2015 à 17:27
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Un peu comme en 1940. L'Allemagne voyait sont avantage tactique dans la motorisation et la France dans l'artillerie postée. La modération salariale existe en France dans les secteurs exposés, mais pas dans les secteurs protégés comme l'administration...

à écrit le 04/09/2015 à 22:35
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Pour réduire l'écart, la solution raisonnable est pratiquer la modération salariale aussi en France. Il ne s'agit pas de baisser les salaires nets, car l'écart vient des charges sociales, environ deux fois plus élevées qu'en Allemagne. Ce sont les ch...

le 06/09/2015 à 12:24
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On pourrait même comparer avec la Suisse, où, ai-je entendu récemment, une vendeuse de supermarché gagnerait autour de 3000 euros ! Vrai ou faux, je n'en sais rien...

à écrit le 03/09/2015 à 20:56
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J'avais explicité la conclusion inverse. Pourquoi n'appliquons-nous pas les méthodes qui marchent: très grande modération salariale et la conserver, garder notre industrie, fabriquer des produits innovants, de qualité et surtout les vendre à l'étrang...

le 06/09/2015 à 12:28
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Parce que les méthodes qui marchent, ce ne sont pas que la modération salariale, c'est aussi ce qui est mis en regard : flexibilité, négociation par branche, maintien des emplois en cas de chute des commandes, obligation d'accepter un emploi proposé ...

à écrit le 03/09/2015 à 14:30
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L'Allemagne a un régime parlementaire : à tous les niveaux les décisions sont prises après un débat collectif. En France nous avons un régime présidentiel : à tous les niveaux les décisions sont prises par un monarque à l'ego chatouilleux.

à écrit le 03/09/2015 à 14:28
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"On distingue dans cet écart de compétitivité hors-prix un effet « qualité » indéniable : l'Allemagne produit du « haut de gamme » et offre des biens plus innovants que la France dans les mêmes secteurs. " Tout est dit : le massacre des acquis soc...

à écrit le 03/09/2015 à 13:51
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" l'Allemagne est aujourd'hui un centre de conception et d'assemblage, ce qui lui permet d'économiser sur ses coûts intermédiaires pour investir davantage dans l'effort de montée en gamme et de stratégie de marque". Le modèle NIKE a triomphé en Al...

à écrit le 03/09/2015 à 13:46
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Résumé de l'article : c'est l'Allemagne qui est responsable des problèmes de la France, raisonnement de pieds nickelés

à écrit le 03/09/2015 à 11:18
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Tout ça c'est du charabia !! Le problème de la France est clair: le cout de la fonction publique a explosé depuis Jospin. Un fonctionnaire gagne en moyenne 20% de plus qu'un salarié à poste égal, tout en travaillant "officiellement" 15% de moins (et ...

à écrit le 02/09/2015 à 20:01
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suite de mon commentaire : dans le secteur "abrité" je n'oublie pas toutes les professions qui jouissent d'un monopole de fait et qui doivent etre revues . Le probléme est qu'il faudrait juste des décideurs politiques avec du ...courage . mais il ...

à écrit le 02/09/2015 à 19:55
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le" secteur abrité" ...quelle jolie formule pour parler des millions de fonctionnaires qui plombent l'économie française . Je suggére à l'auteur de l'article (de qualité) de le retraiter en tenant compte du poids de la sphére publique française

à écrit le 02/09/2015 à 15:29
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Etude interessante et vu d'un point de vu plus serieux que d'habitude. Je regret par contre la conclusion disant qu'il faudrait "calmer" la croissance eco de l'Allemagne afin de niveler les niveaux entres les pays de l'UE. Et pourquoi pas aux autres ...

le 03/09/2015 à 8:50
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Vous êtes sûrement retraite ?

à écrit le 02/09/2015 à 15:25
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C'est sur que pouvoir employer des immigrés à 350€/mois ça aide question coût, mais l'Allemagne est resté un pays industriel dirigé par des industriels qui ont une vision de long terme, et non par des financiers à courte vue, des échappés de ministèr...

à écrit le 02/09/2015 à 15:20
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Un émule de Godin qui voit l'Allemagne responsable de tous les maux de la terre ?? C'est sans doute plus facile d'accuser les autres plutôt que de reconnaître que la France est dirigée par des nuls de chez supernul que l'on devrait expulser au lieu d...

à écrit le 02/09/2015 à 14:29
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Je ne sais pas si l'étude est correcte. Avec les éléments fournis, on pourrait arriver à une conclusion inverse. En France, il faudrait baisser le coût du travail et surtout conserver la modération salariale, garder notre industrie (10% de pertes en...

à écrit le 02/09/2015 à 14:28
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Pointer la moderation salariale allemande c est bien. Se demander pourquoi c est mieux ! D abort en 93 (c est la date que prend l auteur comme reference) les allemands etaient nettement mieux payes que les francais. donc il est pas etonnant qu il y ...

à écrit le 02/09/2015 à 14:14
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Très bon papier, dommage que l'étude dans son ensemble ne soit pas mise en lien ! Je ne comprends en revanche toujours pas pourquoi on se focalise sur le balance commerciale, alors que l'important c'est, à mon sens, la balance des paiements. Sur ce ...

à écrit le 02/09/2015 à 13:46
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c est encore du n importe quoi! D abord on ne fait pas de reformes on s endette et on augmente les salaires et le nombre de fonctionnaires et on se croit superieure a tout le monde et apres on accuse les allemands! Bravo pour cette analyse!

à écrit le 02/09/2015 à 13:17
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y a certainement plein de raisons effectivement ce qui n'a pas ete mentionne ( certainement de facon sciente pour des raisons politiques...) c'est que l'allemagne a 3 fois plus de robots que la france ( ce qui est normal pour un pays qui fait ' la c...

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