Le nécessaire "travail de mémoire" de la société turque

La reconnaissance du génocide arménien par les turcs passe par un long travail de mémoire, et le retour à une certaine sérénité sur ces sujets. par Garip Turunç, Université de Bordeaux
Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan

Le pape François, au début de la messe célébrée dimanche 12 avril dernier à la mémoire des victimes arméniennes des massacres de 1915, a repris l'expression "premier génocide du XXe siècle" employée il y a une quinzaine d'années par Jean Paul II. Trois jours après, saluant le message du souverain pontife, le Parlement européen a adopté une résolution reconnaissant également le "génocide arménien". Sans surprise, la réaction de la Turquie ne s'est guère fait attendre : "Ce que l'on attend du pape, c'est qu'il contribue à la paix dans le monde, avec toute la responsabilité de la place spirituelle qu'il occupe, pas qu'il ressorte des différends du passé", avait déclaré le ministre des affaires étrangères turc. "Les décisions adoptées par les Parlements sur cette question n'ont aucune valeur pour nous, tout aussi bien que toutes les déclarations des politiciens" a soutenu le président turc M. Erdoğan.

Quel que soit le point de vue adopté face aux décisions du pape et du Parlement européen, celui-ci ne doit pas constituer ni un prétexte pour dissimuler une fois de plus les atrocités commises ni se prévaloir d'une supériorité morale pour émettre des jugements ou légiférer sur un autre pays, de surcroît sur un fait historique remontant à un siècle.

Un contexte de nationalisme extrême

Pour comprendre les faits, il faudrait d'abord remonter dans l'histoire et rappeler que celle-ci a été dans une grande mesure celle de chocs traumatiques. Les réformes (Tanzimat) entreprises par les sultans ottomans au milieu du XIXème siècle ont mis à mal les relations préexistantes dans l'Empire, entre la majorité musulmane et les millets non musulmans. Sous la pression des puissances européennes, s'est développée l'idée des nations minoritaires qui ont commencé à revendiquer une égalité de droits, puis une émancipation nationale au sein de l'Empire et enfin, une indépendance sous forme d'Etats-nations. La perspective pour l'Empire de se voir amputer d'une partie de l'Anatolie, considérée comme le cœur historique de la grandeur turque, était inenvisageable, d'où une détérioration rapide des relations et la multiplication des tensions, accrochages, répressions, insurrections ...

C'est donc dans ce contexte de nationalisme extrême que se sont produits les massacres de 1915. La moitié de la communauté arménienne de l'Empire ottoman a été éliminée. Que la guerre ait servi de déclenchement n'est pas douteux. Que les massacres, qui touchaient aussi bien les nourrissons que de potentiels ennemis, se soient réduits à la logique d'un conflits militaire est évidemment faux. Il faudra bien un jour le reconnaître. Et, de tout cela, comme dans un abcès tuméfié et infecté, il faut parler franchement pour débonder, nettoyer et désinfecter, afin que chacun puisse faire son deuil.

Un long travail de mémoire

Seul ce deuil permettra aux jeunes générations turques d'abandonner ce sentiment quasi paranoïaque de « citadelle agressée » ; seul ce deuil évitera aux jeunes générations arméniennes de tomber dans une rancune vengeresse qui leur laisse croire que l'intégralité de leurs malheurs présents découlent des évènements de 1915 ; seul ce deuil collectif coupera l'herbe sous le pied de ceux qui, en Turquie, en Arménie, ici ou ailleurs sont prêts à instrumentaliser le ressentiment populaire et national à des fins partisanes ou électorales ; seul ce deuil permettra de regarder l'autre sans préjugés hostiles et offrira la perspective d'entrouvrir les portes à la réconciliation. Cette réconciliation exige un long travail de mémoire, de vérité et d'histoire. Or, ce travail n'a jamais été réalisé par les différents protagonistes. L'identité de la diaspora arménienne s'est organisée autour de la mémoire du génocide, alors que du côté turc, l'identité semble plutôt s'organiser jusqu'à ces derniers années autour de l'amnésie.

La fragilité du président turc

Et, à l'évidence, aucune avancée ne sera possible tant que la sérénité ne sera pas revenue ; il importe donc que les pressions sur le gouvernement turc retombent, d'autant plus qu'aujourd'hui, la position de M. Erdogan apparaît extrêmement fragile, surtout en ce période électorale des élections législatives cruciales du 7 juin prochain... mais les freins sortis par Ankara ne sont-ils pas aussi le reflet d'un pays qui sent les réticences se multiplier à son encontre, parfois de manière injustifiée et injuste et qui voit son rêve d'ancrage à l'Europe s'éloigner et ses efforts non reconnus ? Alors qu'il y a 70 ans, Jean Monnet ne fixait pas de limites géographiques à son projet, prônait des valeurs communes et non l'identité culturelle, rêvait à un espace pacifié et ouverte plutôt qu'un monde clos replié sur des intérêts particuliers. L'esprit de le père de l'Europe est bien loin des préoccupations actuelles... les notions de paix, d'ouverture et d'humanité se sont quelque peu égarées ces dernières années. C'est en regardant vers l'avenir, avec une part de rêve, que les sociétés et les hommes avancent, pas en se tournant obstinément vers leur passé.

Ne pas stigmatiser l'ensemble du peuple turc

Il importe aussi à chacun de réfréner ses tendances narcissiques, d'arrêter de stigmatiser systématiquement "l'Autre" et de chercher en soi même ses propres travers et responsabilités. Sans doute, les dirigeants et les citoyens turcs ont-ils tort de différer ce "travail de mémoire", mais doivent-ils pour cela subir une opprobre universelle? Sans doute l'existence même d'un "comité Talat Pacha" est elle une aberration, comme l'est, partout en Europe, la résurgence des adorateurs d'Hitler ou la survivance des zélateurs de Staline! Mais est-ce une raison suffisante pour pointer du doigt l'ensemble d'un peuple et pour se replier dans une attitude d'auto-amnésie, alors que se multiplient les signes inquiétants d'intolérance, de cécité volontaire et de négationnismes en tous genres ? Une vigilance intellectuelle est nécessaire pour que nous ne devenions pas juges du passé mais des acteurs plus avertis et capable de l'histoire partagée. Ce nécessaire "travail de mémoire", de réflexion sur elle-même, la Turquie doit le réaliser en sachant qu'elle doit compter sur l'amitié et le respect de l'Union européenne, au premier rang de laquelle devrait se trouver la Basilique Saint-Pierre de Rome.

Garip Turunç/Université de Bordeaux

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Commentaires 5
à écrit le 27/04/2015 à 17:28
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Mettre sur le même plan les victimes des spoliations et d'un passé familial traumatisant, ceux dont la culture, la langue a été anéantie et qui subissent cela aujourd'hui - et pas il y a un siècle - et les négationnistes qui profitent, toujours aujou...

le 05/05/2015 à 13:33
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Nous aussi faisons notre travail de mémoire. Au hasard: - 1793 et le massacre des vendéens... - Le saccage de l'Europe par les troupes françaises de Napoléon.. - Les indiens d’Amérique du Nord massacrés par les colons Les turcs ne sont ni pires ...

à écrit le 27/04/2015 à 12:45
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La photo n'est pas bonne, ce n'est pas Erdogan contrairement à ce que dit la légende.

le 27/04/2015 à 14:44
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Voilà c'est Ahmet Davutoglu.

le 27/04/2015 à 17:06
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il ne savent meme pas qui est premier ministre et qui est président de la Turquie mais ils sont sur qu'il y a eu génocide

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