Lutte contre la contrebande : enjeu majeur pour les pays en développement

La contrebande entraîne des conséquences multiples, au premier rang desquelles d'importantes pertes fiscales. Une manne dont doivent se priver les pays en développement, qui en auraient pourtant besoin pour financer leur croissance. A elle seule, à cause de la contrebande de cigarettes, l'Afrique se prive ainsi de 10 milliards d'euros de recettes chaque année. Un manque à gagner que de plus en plus de pays du sud ont l'intention de recouvrer. Par Nicolas Tenzer *

La contrebande est un fléau mondial aux implications multiples : non seulement elle entraîne des dommages pour les marques, évaluables à plusieurs dizaines de milliards par an, mais elle alimente aussi les trafics et représente en elle-même une activité criminelle qui peut en accompagner d'autres. Les réseaux criminels qui se mettent en place peuvent ainsi contribuer au financement du terrorisme et au trafic d'armes. Il faut donc considérer la contrebande comme une partie d'un ensemble plus vaste.

De surcroît, au-delà des bénéfices dont peuvent parfois profiter des élites locales corrompues, elle porte atteinte à la crédibilité des pays où ce trafic est important et à leur insertion dans les circuits commerciaux mondiaux, ce qui nuit à leur développement. Les produits de contrebande, dont la distribution est quasi toujours assurée par des circuits parallèles, ne sont par ailleurs pas taxés, ce qui contribue à une diminution significative des recettes fiscales des États, notamment en développement, qui en pâtissent déjà en raison de services fiscaux et douaniers inégalement performants.

Enfin, la contrefaçon, souvent associée à la contrebande, entraîne des conséquences lourdes en termes de santé publique, même lorsque les produits contrefaits sont dangereux à l'origine : une cigarette dont la composition est contrôlée sera toujours moins nocive que son équivalent factice. Après analyse de cigarettes de contrefaçon, le laboratoire des douanes de Marseille a ainsi révélé qu'elles contenaient trois fois plus de cadmium et d'arsenic, sept fois plus de mercure et huit fois plus de plomb que les cigarettes issues du marché légal, mais aussi du ciment, de la sciure de bois, des plastiques, des morceaux de tissus, des cheveux et des poils d'animaux...

Enjeux et difficultés de la mise en place d'une traçabilité efficace

La diversité et la gravité des conséquences du phénomène, particulièrement marqué dans les pays en développement, encouragent ces derniers à prendre des mesures. Le Brésil, par exemple, a connu de réels succès dans la lutte contre la contrebande de cigarettes, en ayant recours à une société suisse mandatée par l'État, Sicpa, à l'origine du projet Scorpios. Solution de suivi et de traçage des paquets, ce programme truffe les emballages d'une combinaison d'éléments physiques et digitaux et rend, de fait, difficile l'introduction de paquets illégaux sur le marché. Surtout, il complique la tâche des cigarettiers qui souhaiteraient sous-déclarer leur production pour inonder le marché de paquets non taxés. Les résultats sont probants, puisqu'entre 2008, année de la mise en œuvre du dispositif, et 2009, les recettes fiscales sur les cigarettes ont augmenté de 30%, tandis qu'entre 2012 et 2015, le nombre de cigarettes contrôlées par Scorpios a fait un bond de 105%

En Afrique aussi, cette préoccupation de contrôle des contrebandes diverses - tabac, alcool, vêtements, accessoires, produits alimentaires, etc. - est devenue centrale dans la modernisation des États. Il s'agit en effet d'un élément déterminant dans la mise à niveau des services douaniers et fiscaux, la sécurité sanitaire et le développement commercial de ces pays qui entendent jouer la carte commerciale dans leur environnement régional. Des arguments auxquels, on s'en doute, ne sont pas toujours sensibles les entreprises implantées sur place.

Souvent, ces pays connaissent en effet une forme de fronde de la part des industriels locaux, mais aussi étrangers, pour lesquels le marquage des produits à l'aide de codes et de système de tracking représente un coût qu'ils rechignent à répercuter sur les consommateurs. Beaucoup d'industriels étrangers, notamment du tabac et de l'alcool, ont par ailleurs longtemps considéré les pays du sud comme des proies faciles, car dociles, par contraste avec les politiques restrictives et d'augmentation des prix des pays développés.

Le maintien de prix bas et l'absence de système performant de suivi et de traçabilité constituait, et constitue toujours, l'occasion d'inonder de marchandises ces pays, afin d'alimenter les pays voisins via le commerce transfrontalier. À ce petit jeu, le Paraguay n'a pas son pareil. En 2013, selon l'International Tax and Investment Center (ITIC), la production illicite y a été de 65 milliards de cigarettes, alors que la consommation intérieure de ce petit pays de 7 millions d'habitants n'excède pas 2,5 milliards de cigarettes par an. 90% de la production du pays disparaît chaque année sur le marché noir. Notons que les pays en voie de développement n'ont pas l'apanage de ces pratiques : si la consommation d'Andorre est de 120 tonnes de tabac par an, la principauté se fait livrer 850 tonnes annuelles par les cigarettiers, le surplus alimentant le marché parallèle de France et d'Espagne.

Coopération internationale

Pour répondre au problème de la porosité des frontières, les contrôles se multiplient désormais dans les principaux points d'arrivage ou de transit des marchandises. Le Protocole sur les trafics illicites dans le domaine du tabac, porté par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), se veut « un instrument juridique unique au monde pour combattre et, à terme, éliminer une activité criminelle très perfectionnée », selon la Dre Margaret Chan, ancienne DG de l'OMS. Concrètement, il exige des Etats des mesures de contrôle de la chaîne logistique, ainsi qu'une coopération internationale sur le plan de la traçabilité, qui doit être indépendante des fabricants de tabac. Le protocole impose par ailleurs de prévoir des sanctions lourdes pour les contrevenants.

L'essentiel est désormais de renforcer ce système aux niveaux international et national et de l'étendre de plus en plus à des produits autres que le tabac, l'alcool et les denrées alimentaires, pour lesquels les réglementations nationales deviennent de plus en plus contraignantes. Une mise à niveau des pays en développement sur ce point est essentielle. Si cet aggiornamento a un coût (celui des agents et technologies nécessaires à la traçabilité des biens), il pourra rapidement être financé par les recettes fiscales supplémentaires ainsi engendrées. Avant un retour sur investissement potentiellement colossal pour les caisses des États.

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* Président du Centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP), conférencier international sur les questions géostratégiques et l'analyse des risques politiques, auteur de trois rapports officiels au gouvernement, dont deux sur la stratégie internationale, et de 21 ouvrages, notamment de Quand la France disparaît du monde, Paris, Grasset, 2008, Le monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre, Perrin, 2011 et La France a besoin des autres, Plon, 2012.

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