Pour une politique des rythmes

OPINION. La rhétorique autoritaire et régulatrice qui nous gouverne depuis un an s'est concrétisée par des stratégies d'isolement et de territorialisation de l'action. Par Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Vincent Kaufmann et Luca Pattaroni (*)
(Crédits : DR)

Les nouvelles limites temporelles et spatiales de nos vies et de nos villes, évoluent au gré de la publication des données de contaminations et de saturation des hôpitaux publics. Elles témoignent de la politique d'interdiction, de contrôle et de sanction censée endiguer la crise sanitaire, conditionnent les possibilités d'accès à une multitude d'espaces et de temps et nous obligent à repenser nos modes d'habiter.

Nouveaux rapports aux espaces et aux temps

Avec les distances minimales obligatoires entre individus et les nouvelles pratiques de télécommunication, une nouvelle proxémie (E.T. Hall) a émergé sous la contrainte. Pour un temps, l'Autre est devenu la figure du danger et la ville « lieu de maximisation des interactions » (Paul Claval), un lieu risqué. Nos rapports à l'intime et à l'extime, à l'espace privé et à l'espace public, nos temporalités et nos géographies mêmes sont bouleversées.

La crise a produit un autre rapport au temps et à l'espace, celui du confinement, du couvre-feu, des interdictions de sortie, du ralentissement obligatoire et de la redécouverte des activités lentes, mais aussi des pressions inédites d'un budget espace-temps rétréci où pour certains s'enchaînent les téléconférences sans les répits des déplacements alors que d'autres se retrouvent désœuvrés sans ressources et sans repères, et que d'autres encore poursuivent leurs activités en tentant d'articuler les contraintes. Manques - d'activité, d'argent, de rencontre - ou nouveaux trop pleins - de séances, d'informations, de dettes -  induisent des interrogations existentielles sur l'agitation et l'accélération, l'ici et l'ailleurs, mais aussi sur le sens du temps long et sur le besoin de se projeter à nouveau malgré l'incertitude.

La situation de crise pousse à l'introspection qui se concrétise par des reconversions professionnelles, des déménagements, ou encore des séparations et plus largement des changements de vie. Ces questionnements sur le rapport au temps, au présent, au passé, au futur pré-existaient. La crise les a ravivés tout en pointant l'importance et la complexité des relations espaces-temps : recoins qui donnent la possibilité d'une pause, distances qui offrent l'occasion d'un répit, places qui ouvrent à la rencontre et ambiances qui nous font réaliser que nous vivons dans un monde pluriel où la sérendipité a un sens. Sans espaces nous nous sommes retrouvés prisonniers du temps.

Besoin de rythme

Au-delà des lourdes obligations d'un présent hurlant, la crise est l'occasion de penser collectivement les subtils agencements spatio-temporels qui composent nos quotidiens urbains, ces arrangements permanents qui permettent de co-habiter et de s'émanciper. S'il est banal d'évoquer le rapport espace-temps en philosophie, l'articulation est plus rare dans les approches de la ville et des territoires.

Pour le faire, nous avons besoin d'un concept partagé qui permette de décrire la vie des hommes et des femmes, des organisations et des territoires dans leurs dimensions sociales, spatiales et temporelles, mais aussi d'agir. Face aux mutations, le rythme est une piste crédible et un beau pari qui s'impose désormais. La notion de rythme au sens large de « manière de fluer » (E. Benveniste) répond à un besoin d'analyse des mutations de nos mondes contemporains et des pathologies inédites de la modernité (surmenage, épuisement, ennui, surconsommation, pression croissante sur les milieux urbains et naturels). Elle se tient au point délicat de basculement entre l'appropriation émancipatrice des choses, des informations et des projets et leur cumul délétère qui finit par nous étouffer, étourdir ou encore, de plus en plus souvent, nous pousser jusqu'à l'épuisement.

A une autre échelle, le rythme de nos vies et de nos villes épuise les ressources naturelles et génère des formes de consommation destructrices. Dans l'analyse des sociétés et de la ville, le rythme permet de nouer le temps et l'espace. Il constitue une ouverture théorique et pratique pour imaginer les capacités urbaines de résistance et la possibilité d'une transition écologique qui propose un réalignement des rythmes humains et non-humains. Dans les villes, il ouvre la possibilité de l'expérimentation, le développement d'une approche itérative et l'installation de dispositifs temporaires, permettant de tester les solutions conviviales appelées à devenir pérennes.

Possibilité de « réinvention »

Au-delà de la crise que nous vivons, l'approche rythmique permet de mettre en place les fondements de villes et de territoires où l'on aura rebattu les cartes des appropriations et des autonomies au-delà du striage de la propriété privée et de ses inégalités, des saturations capitalistes et de leurs oppressions. La proposition pourrait prendre la forme d'une ville appropriable par toutes et tous, où l'adaptabilité et la réversibilité ne seraient pas une forme de précarisation face au capitalisme et aux pressions, mais plutôt une réflexion sur la ré-articulation des espaces et des temps dans l'espoir d'une réinvention du commun.

La question du rythme porte cet espoir, à la fois celui des « eurythmies » (la possibilité d'un rythme en commun) et des « idiorythmies », cet idéal, rêvé par Roland Barthes, d'une vie ensemble où chacune et chacun peut aller à son rythme, forgeant individuellement, et collectivement, les temps et les espaces de son autonomie.

Nécessaire émancipation

Notre proposition de politique des rythmes invite à sortir de la pandémie sans retomber dans le monde d'avant, toujours plus saturé de signes, de normes, d'objets et de sollicitations contribuant à nos aliénations. Nous avons besoin de dépasser les approches binaires en termes d'accélération ou de ralentissement, de vide ou de plein, d'ordres ou de désordres pour habiter ensemble ce monde incertain. Afin de retrouver les voies d'une émancipation, nous défendons l'idée que la réponse à la saturation réside dans la capacité à retrouver la maîtrise politique de nos rythmes, qu'ils soient individuels ou collectifs, mais aussi d'être davantage en résonance avec les rythmes non-humains.

Prise dans son sens originel, la notion de rythme permet en outre de dépasser la seule question de la mesure en intégrant la question des sens et de l'exister. Il est possible d'y adosser de nouvelles normes institutionnelles et sociales permettant de penser autrement des problèmes urbains aussi divers que la congestion du trafic, l'épuisement personnel, l'oppression au travail, l'accueil des foules, l'hospitalité, le bien-être et la qualité de vie. Le rythme laisse également la place au hasard, à l'improvisation, à l'événement et au réel que l'on n'attendait pas. Il est aussi une piste majeure pour lutter, à travers les politiques publiques, contre les inégalités entre individus, collectifs, organisations et territoires.

Dans cette perspective des voies et des dispositifs existent déjà et d'autres restent à imaginer ; ils combinent à chaque fois une régulation des temps et une attention à la maîtrise spatiale : revenu universel, mise en partage des espaces de proximité, démultiplication des solutions de garde pour les enfants, régulations de l'accès aux milieux naturels, friches renouvelées, mise en phase des rythmes de consommation et de production, etc.

Visible manifeste

Les rythmes entraînent dans leur mouvement la vie tout entière des individus et des sociétés : la respiration des corps, les ritournelles du quotidien, les fulgurances de l'expérience esthétique, les flux qui infléchissent le temps et l'espace, et plus largement la recomposition des ordres en commun.

Placer la question des rythmes au cœur de nos efforts de connaissance et de nos actions, revient au final à penser les grands enjeux politiques d'émancipation et de domination, de différences et de commun qui mobilisent les sciences sociales et plus largement le modèle de société que nous souhaitons à l'aube de transitions majeures. Une nécessaire ouverture aux autres et au vivant.

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(*) Par Manola Antonioli, Philosophe - ENSA Paris la Villette ; Guillaume Drevon, Géographe - LISER, Luxembourg ; Luc Gwiazdzinski, Géographe - ENSA, Toulouse ; Vincent Kaufmann, Sociologue - EPFL, Lausanne et Luca Pattaroni, Sociologue, EPFL Lausanne. Ils viennent de publier « Saturations » (Elya) et « Manifeste pour une politique des rythmes » (EPFL Press).

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Commentaires 2
à écrit le 10/04/2021 à 14:39
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Le constat est que malgré toute ces polémiques, ces ratés et déconvenues, la pandémie n'est pas si terrible! Que doit on croire... est la question!

à écrit le 10/04/2021 à 11:34
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Merci pour cet réflexion. Alors qu'en prenant un recul maximal sur la vie et donc l'univers dans lequel nous évoluons nous sommes à peu près sûr de deux notions celles de l'espace et du temps. En tout cas ce sont elles qui nous ont fondé et pas l'hyg...

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