Pourquoi la cupidité ne suffit pas à expliquer la crise de 2008

Une analyse psychologique des acteurs de la finance apporte un nouvel éclairage sur les causes du krach qui a secoué les marchés il y a 10 ans. Par Christian Walter, Titulaire de la chaire « Éthique et Finance » du Collège d’études mondiales de la FMSH., Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH) – USPC.

C'était entendu : une fois passés les commentaires économiques sur la dette et le secteur immobilier, l'élément explicatif de la crise se résumait à des considérations comportementales sur les acteurs, ce qui appelait à une refondation déontologique de la finance. Dans la plupart des cas, on a parlé et on parle encore de l'avidité ou de la cupidité des financiers, assimilés à d'horribles requins qui sucent le sang de l'économie et qui seraient évidemment incapables par nature de refréner leur insatiable appât du gain. Ajoutez à cela une innovation financière débridée, une complexité mathématique incontrôlée, la puissance des lobbys financiers ou bancaires, et vous avez tous les ingrédients qui ont précipité le système financier dans la chute cathartique que l'on a connue.

Un constat qui avait inspiré au candidat François Hollande sa désormais fameuse tirade : « mon véritable adversaire, c'est le monde de la finance » car, « en 20 ans, la finance a pris le contrôle de nos vies et s'est affranchie de toute règle, de toute morale, de tout contrôle », avait-il lancé dans son discours du 22 janvier 2012 au Bourget. Depuis, on a retrouvé (et on trouve encore) cette antienne déclinée un peu partout avec des variantes diverses selon les lieux d'origine où elle est prononcée.

Cette chute à la fois financière et morale appelle donc à une refondation morale du capitalisme (ou de la finance) afin d'éviter que cela recommence à nouveau. C'est le domaine de l'éthique déontologique et des codes de bonne conduite, ou transformation de soi par des principes supposés « bons ». C'est le domaine de l'éthique de l'action et des valeurs. C'est le domaine des recommandations religieuses à l'origine de la finance chrétienne ou de la finance islamique, qui se présentent comme une « autre » finance face à la finance occidentale folle.

Pourquoi 2008 et pas 2004 ou 2012 ?

Pourtant, une fois l'émotion et la colère passées, ce diagnostic n'est pas suffisant. Cette caractéristique de la pensée unique sur la crise revient à fournir une explication exclusivement individuelle de l'emballement ayant conduit à la débâcle. Imaginons en effet que l'avidité et la cupidité soient des composantes inhérentes de la nature humaine engagée dans la sphère financière. Imaginons que ces moteurs affectifs se mettent en route dès qu'il est question d'argent. Une question vient alors immédiatement : si ces travers sont présents de tout temps, comment expliquer la date de crise ? Pourquoi à ce moment-là, et pas avant, ni plus tard ? Pourquoi 2008 et pas 2004 ou 2012 ? Et pourquoi pas 2020 ou 2022 ?

On pourrait objecter que, précisément, déjà en 1987, en 1998, ou encore en 2000 avec les déboires de la « nouvelle économie », on avait vu des bulles financières se former et exploser. Cela montre bien, s'il en fallait encore une preuve, que l'avidité est au centre du système de la finance sui generis. Mais alors, répondra-t-on à nouveau, pourquoi ces moments et pas d'autres ? Qu'est-ce qui cause le déclenchement de la crise ? Si l'avidité est une constante psychologique de la nature humaine, alors il faut que, sur ce terrain d'une humanité imparfaite, un élément extérieur apparaisse pour provoquer la chute des marchés et la débâcle financière.

Pour tenter d'apporter quelques éléments de réponse, considérons de plus près la population des professionnels de la gestion des risques. N'est-ce pas curieux que ceux-là même dont le métier est de soupeser les risques aient été à ce point aveuglés ? On dira : ils ont été aveuglés par l'appât du gain ! On dira : il y avait des conflits d'intérêts avec les agences de notation ! Mais est-ce si simple ?

L'impact des modèles mentaux

Il semble donc nécessaire de considérer un autre moteur dans le déclenchement de la crise. Aux comportements qualifiés d'avides ou de cupides se sont très certainement ajoutés des modèles mentaux. En psychologie cognitive, le modèle mental désigne la façon dont un individu se représente le monde, ce qui lui permet d'anticiper les conséquences d'une action. Par exemple, dans une course en montagne sur un sentier escarpé, on se représente mentalement les caractéristiques d'un risque (chute de pierres, chute dans un précipice, dangerosité d'un passage, etc.) pour anticiper les résultats d'une action qu'on fera (aller plus vite, ralentir, etc.). Le modèle mental du risque pourra ainsi conduire à une attitude de prudence (on ne court pas sur une vire étroite).

Dans la finance, les modèles mentaux ont, semble-t-il, favorisé des comportements aux effets nocifs car le risque était mal intégré. Pour citer Tom Savage, le président d'AIG Financial Products, « les modèles suggéraient que le risque (des credit default swaps, produits dérivés à l'origine de la crise) était très lointain. Les commissions devenaient alors une rémunération quasi gratuite... Il suffisait de noter les risques puis de profiter de l'argent ».

Soyons clairs. Il ne s'agit surtout pas ici d'innocenter les comportements irresponsables qui ont provoqué la catastrophe financière, ni de minimiser la défaillance morale complète de certains acteurs majeurs du système financier. Il s'agit plutôt de souligner que le diagnostic, véhiculé par la pensée unique sur la crise, reste incomplet. Il me paraît donc important de souligner la limite de l'argumentation explicative purement affective (avidité et cupidité) pour y ajouter une explication cognitive, car les modèles mentaux ont renforcé ces enjeux affectifs.

Si l'on veut que les choses bougent, l'éthique financière ne doit plus ignorer l'impact des modèles mentaux dans le fonctionnement du système de marché. Surtout si ces représentations mentales favorisent une démesure comme celle dont les effets ont été observés en 2008. Je propose donc de considérer la modélisation mathématique du risque comme un modèle mental en lui-même, dans la mesure où cette modélisation a été l'une des causes de la catastrophe de 2008.

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Nous vous proposerons très prochainement la suite de cet article qui cherchera à décrire précisément ces modèles mentaux qui ont conduit la profession financière dans son ensemble à l'illusion de la disparition du risque.

The Conversation _______

 Par Christian WalterTitulaire de la chaire « Éthique et Finance » du Collège d'études mondiales de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH) - USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

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Commentaires 5
à écrit le 21/12/2018 à 15:38
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La composante "cognitive" est sans doute à ajouter à la longue liste des causes, mais son implication est à mon avis bien plus modeste que les autres réunies { cupidité , avidité => innovations technologiques et financières débridées, dérégulation, a...

à écrit le 12/10/2018 à 16:50
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La psychologie cognitive a «  bon dos «  Après avoir «  lu » cet article : moi je vous le «  dis » nous ne sommes pas sorti de l’auberge... L’origine de la crise actuelle est : 1) d’ordre stratégique 2) de nature malsaine Rien à avoir avec l’hu...

à écrit le 12/10/2018 à 12:55
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Du cash tout de suite. Ne pas penser, ne pas créer, ne pas innover. Dehors les Cassandre !

à écrit le 12/10/2018 à 11:20
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Le pb avec ce papier, c'est qu'on maintien l'analyse au niveau individuel. L'argument développé est que les valeurs morales individuelles ou caractéristiques propres à chaque homme ne suffisent pas expliquer (le moment de) la crise...et qu'il deviend...

à écrit le 12/10/2018 à 10:52
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"Un constat qui avait inspiré au candidat François Hollande sa désormais fameuse tirade : « mon véritable adversaire, c'est le monde de la finance »" Ah oui, merci de nous rappeler sa meilleure vanne ! Celle-là fallait l'oser tandis qu'il n'a fai...

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