Pourquoi le conflit social ne génère plus que colère et abstention

La hausse de la conflictualité ne trouve aucun débouché politique. Le premier parti des ouvriers n'est pas le FN, mais l'abstention. Par Thomas Amadieu et Nicolas Framont, sociologues, Université Paris-Sorbonne, auteurs de l'ouvrage "Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter"

En visite à La Courneuve mardi 20 octobre, le président de la République a dû faire face à un comité d'accueil composé d'habitants en colère et de syndicalistes, lui reprochant entre autres "l'abandon des ouvriers". La semaine précédente, le ministre de l'économie était invectivé à Lyon, accusé "d'assassiner les chômeurs" et ce, quelques jours après l'épisode désormais célèbre de l'arrachage des chemises du DRH et du PDG de la compagnie Air France. L'opinion publique, généralement peu encline à cautionner la violence, semble, selon les sondages, compréhensive à l'égard des syndicalistes et salariés excédés.

 Une nouvelle identité populaire?

A-t-on affaire à un épiphénomène ou la séquence reflète-t-elle le retour d'une "conscience de classe" des salariés français, en particulier des ouvriers et employés, après des décennies de "moyennisation" de la société française ?
Certains indices quantifiables laissent penser qu'une identité collective populaire se redessinerait face aux difficultés auxquelles les salariés font face. Cependant, ce retour d'une forme de conflictualité sociale ne se traduit pas autrement que par de l'abstention, qui risque d'atteindre un record aux élections régionales de décembre. Les épisodes sporadiques qui prennent des formes parfois brutales traduisent peut-être justement l'absence de voix portant ces revendications sur le plan politique.

Un retour de la conflictualité sociale

La conflictualité sociale et les antagonismes entre groupes sociaux semblent faire leur retour. Dans une enquête sur la perception des inégalités en France à laquelle nous avons pris part (Dynegal), on s'aperçoit que les Français trouvent les inégalités trop fortes, 67% des personnes interrogées estiment d'ailleurs vivre dans "une société caractérisée par la lutte des classes". De plus, le sentiment d'appartenance à une classe sociale augmente : si les classes moyennes restent la référence identitaire pour la majorité, elles sont en net recul au cours des dernières années au profit des classes populaires. En 2013, 31% des Français se sentent appartenir à celles-ci contre 23% en 2009. Comment expliquer ce retour d'une identité collective populaire et du sentiment de conflictualité ?

La fin d'un espoir de progression sociale

D'abord, la crise de 2008 semble avoir douché les espoirs, partagés par beaucoup de nos concitoyens, de voir leur situation sociale et celle de leurs enfants s'améliorer. La baisse continue des revenus des 50% de la population les plus pauvres ainsi que la baisse du salaire net moyen (qui a diminué de 0,3% en 2013, soit à peu près autant qu'en 2012 (-0,4%) - Insee - septembre 2015) rompent le contrat social qui sous-tend les sociétés libérales : des inégalités mais une possibilité d'ascension sociale pour chacun. Il est donc cohérent, pour ceux qui subissent cette rupture, de ne plus s'identifier à une vaste classe moyenne en mouvement.

Des politiques perçues comme favorables à des minorités

Ensuite, les pouvoirs publics sont perçus par beaucoup de Français comme menant des politiques profitant à des minorités. Tout d'abord, la minorité des chefs d'entreprise et des classes aisées, qui a le plus prospéré ces cinq dernières années, et ont bénéficié d'aides et d'aménagements répétés de la part du gouvernement (CICE, Pacte de responsabilité, Loi Macron...) sans que cela n'ait eu pour l'instant le moindre effet positif sur l'emploi et les salaires.

Tandis que, si l'on en croit l'INSEE, les dividendes versés aux actionnaires Français ont augmenté de 23 % depuis 2012. Le favoritisme social du gouvernement ravive dans les esprits les frontières de classe en mettant en valeur l'existence d'un groupe privilégié et choyé. D'une toute autre manière, les enquêtes d'opinion révèlent une certaine défiance à l'égard des "privilégiés d'en bas", immigrés ou bénéficiaires des aides sociales, qui bénéficieraient d'avantages compensatoires indus. Nettement moins consistante (le faible niveau des minima sociaux en France ne permettant pas vraiment de parler de "privilège" pour ceux qui les touchent), l'idée d'un favoritisme des pouvoirs publics à l'égard de la minorité "d'en bas" est concomitante de l'idée d'un favoritisme à l'égard de la minorité "d'en haut".

Les ouvriers ne font pas d'abord le choix du FN: ils s'abstiennent


Mais cela ne signifie absolument pas, comme on l'entend souvent, que la France populaire se reconnaîtrait désormais essentiellement dans sa haine des immigrés et son identité "petits blancs". Ainsi, le Front National n'est pas devenu le grand parti des classes populaires, contrairement aux idées reçues. Aux dernières élections départementales par exemple, l'attitude politique majoritaire des ouvriers était l'abstention (64%) et non le vote FN.

Cependant, du fait de cette abstention, aucune autre formation politique ne semble profiter de ce potentiel retour d'une "conscience de classe": le PS est devenu un parti lui-même composé de cadres et à l'électorat de moins en moins populaire, tandis que la gauche radicale, périodiquement divisée, n'est toujours pas redevenue réceptrice d'un vote de classe. Les partis restent d'une façon générale, du FN au NPA, des organisations au fonctionnement élitiste, que cela soit volontaire ou involontaire, et qui suscitent naturellement un grand scepticisme de la part des Français. Ouvriers et employés sont quasiment absents de ces formations et parmi leurs élus. De ce fait, 44% des Français jugeaient, en 2013, qu'aucun des partis politiques existant n'était capable de réduire les inégalités économiques et sociales.

Tant qu'aucune organisation politique ne représentera réellement les intérêts des classes populaires et n'adoptera un fonctionnement leur permettant d'y prendre une part active, sans s'en tenir à quelques candidatures témoins symboliques, seule l'abstention et la violence feront échos à la conflictualité d'un pays de plus en plus inégalitaire.

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Commentaires 6
à écrit le 05/11/2015 à 7:34
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Les politiques admettent en privé avoir un objectif : être réélu Peu sont prêts à placer l'intérêt d'une réforme au dessus Penser à Schroder, en Allemagne, qui a eu le courage de réformer au prix de sa non réélection

à écrit le 04/11/2015 à 23:56
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Le conflit social est plus profond et tendu que ne le narre l'article. A la classe populaire conventionnelle il faut joindre la vaste classe moyenne-inférieure, et cesser de crier au populisme à tous propos. La prise de conscience d'être abusivement ...

à écrit le 04/11/2015 à 16:14
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Quand on pose les mauvaises questions, on a les mauvaises réponses. Or les politiques ne sont pas là pour faire les questions mais pour y répondre. Or ce que l'on voit dans les partis traditionnels, c'est le fait de considérer les considérations du p...

à écrit le 04/11/2015 à 15:18
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@patrickb dans l'idéal ou dans une vraie démocratie vous auriez raison mais dans les faits on constate que les élus une fois élu oublient le pourcentage de votant pour se draper dans leur fonction de représentant du peuple (confère par exemples nos c...

à écrit le 04/11/2015 à 14:19
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S'abstenir n'est pas la solution. Quand on est d'accord ni avec l'un, ni avec l'autre, il faut voter blanc. Et de plus, les partis politiques ne touchent pas de primes pour les votes blancs :-) Certains diront que le vote blanc ne compte pas. Le jour...

le 04/11/2015 à 19:15
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La population ne cherche pas le conflit, mais ce sont les régimes totalitaires qui le provoque pour avoir l'opportunité de neutraliser les libres-penseurs et autres intellectuels dissidents. Nous arrivons dans cette phase ou le politique n'a plus de ...

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