Taxation des entreprises du numérique  : une réponse coordonnée des Etats s'impose  !

L'adaptation des règles fiscales actuelles à l'économie du numérique ne pourra se faire qu'avec une collaboration active de l'ensemble des acteurs. Plutôt que d'envisager de nouvelles règles, il conviendrait d'adapter le droit fiscal international existant en créant la notion d'établissement stable digital. Si l'établissement stable digital est avéré sur un territoire, l'imposition pourrait être déterminée en fonction de la chaîne de création de valeur au sein des groupes. Par Thierry Bretout et Eric Babaud (RBB Business Advisors), Sylvain Montoro et Julien Lafouge (BlaBlaCar) (*).
Thierry Bretout, président de RBB Business advisors, et Sylvain Montoro, directeur fiscal de BlaBlaCar.

Le volontarisme européen du président Macron, le revers subi par l'administration fiscale en juillet devant le tribunal administratif de Paris face à Google et les amendes réclamées par la Commission européenne (sous forme d'impôts assortis de pénalités) à Apple en août 2016 et à Amazon en octobre 2017 ont récemment remis à l'agenda politique et médiatique la question de l'imposition en Europe des profits des géants du numérique symbolisés par les « GAFA » (Google, Amazon, Facebook et Apple).

Ces sociétés américaines leaders de l'économie numérique et digitale sont accusées de ne pas payer assez d'impôts en Europe, dans les pays où elles font commerce sans y être nécessairement « établies » au sens fiscal, alors qu'elles réalisent une part significative de leur chiffre d'affaires grâce aux consommateurs européens.

La presse se fait régulièrement l'écho de cette situation dégradant l'image de ces sociétés qui peuvent distribuer leur service dans les pays sans y avoir une présence fiscale.

Message négatif aux entreprises de l'« économie connectée »

Face à ce constat, les règles applicables en droit fiscal international, notamment en matière de prix de transfert, qui régissent les flux entre sociétés situées dans différentes juridictions au sein d'un même groupe, ne semblent plus adaptées.

Pour répondre à ces enjeux, les propositions politiques arrivent en ordre dispersé.

La France, soutenue par une dizaine d'Etats membres de l'UE, souhaite l'instauration d'une taxe égalisatrice sur le chiffre d'affaires. La création d'une taxe sur le chiffre d'affaires pourrait toutefois envoyer un message négatif aux entreprises de l'« économie connectée », appelées par ailleurs à jouer un rôle majeur dans la création de richesses et d'emplois à l'aube de l'ère « industrielle 4.0 ».  Par ailleurs, une taxe sur le chiffre d'affaires pourrait pénaliser la compétitivité des sociétés digitales européennes par rapport à leurs homologues des pays tiers, qui démarreraient leur développement sur un marché qui ne serait pas grevé d'une telle taxe. Enfin, la légalité de cette taxe pourrait être remise en question au regard des règles européennes qui s'opposent à l'introduction par un Etat membre d'impôts ayant le caractère de taxes sur le chiffre d'affaires.

D'autres pays, comme l'Irlande ou Malte, s'opposent à toute nouvelle taxe spécifique alors que le Luxembourg prône une réflexion approfondie dans le cadre de l'OCDE sur l'imposition des bénéfices.

La Commission européenne, quant à elle, a mentionné lors du sommet européen du numérique à Tallinn le 29 septembre dernier qu'elle réfléchissait à une taxe sur les transactions digitales, voire sur les revenus tirés de l'exploitation des données des utilisateurs, tout en relançant le projet d'assiette commune et consolidée d'impôt sur les sociétés en Europe (ACCIS). Du côté de l'OCDE, on réfléchit à une taxation en fonction de la « présence économique significative ».

Faire évoluer les approches fiscales face aux enjeux d'équité

Face à ces différentes initiatives, qui tentent légitimement de répondre aux enjeux d'équité dans le paiement de l'impôt, il serait sans doute plus judicieux de faire évoluer les outils juridiques existants et principalement la notion d'établissement stable, utilisée par les pays membres de l'OCDE pour assujettir à l'impôt sur les sociétés les entreprises étrangères actives sur leurs territoires.

Ce concept est actuellement fondé essentiellement sur la notion « d'installation fixe d'affaires » et date d'une époque où l'économie était fondée sur le commerce de biens physiques, nécessitant des installations de stockage, des magasins et du personnel.

Cette approche fiscale est aujourd'hui dépassée par l'organisation dématérialisée de l'économie des flux d'information distribués en réseau, dont les GAFA sont l'émanation.

Il est donc temps de repenser la notion d'établissement stable en prenant en compte l'installation « digitale » d'une entreprise dans un Etat, dès lors que celle-ci, sans y avoir nécessairement d'installation physique, y échange des données avec ses utilisateurs (abonnés, end usersfollowers, etc.) lui permettant d'augmenter le volume de ses ventes.

Trouver les déterminants objectifs de l'entreprise digitale

C'est le sens d'une des propositions de l'OCDE. Mais encore faudrait-il pouvoir dégager une notion objective. Par exemple, si on décide que l'installation digitale se définit en fonction du nombre d'utilisateurs : à partir de quand devient-on utilisateur d'une plateforme numérique ? Selon les cas, on peut être considéré comme un utilisateur à partir de l'instant où on s'inscrit sur la plateforme ou encore à partir du moment où on effectue ou acquiert une prestation proposée par la plateforme, ou encore lorsqu'on effectue une « action clé » (ex. s'identifier comme client potentiel d'une prestation, contacter un interlocuteur par l'intermédiaire de la plateforme). D'autres éléments pourraient servir à déterminer l'installation digitale, comme par exemple les dépenses en marketing consacrées à un pays ou la présence des serveurs sur un territoire. La définition d'installation digitale pourrait également regrouper l'ensemble de ces éléments.

Une fois cette installation digitale définie, sous les réserves exprimées ci-dessus, il faudra encore fixer la méthode d'attribution des revenus et des charges permettant de déterminer le bénéfice imposable de cet établissement digital.

Des critères tels que le nombre d'abonnés, de pages vues ou de données personnelles collectées pourraient être utilisés pour bâtir une analyse fonctionnelle visant à déterminer comment la création de valeur de l'entreprise se répartit entre les pays où elle est implantée. L'impôt serait alors payé proportionnellement à cette création de valeur à chaque pays.

Co-construire la norme fiscale avec tous les acteurs impliqués

Deux écueils devront alors être surmontés : la question du partage des pertes, qui sont souvent colossales durant la phase de démarrage des sociétés du numérique, et l'absence de normes comptables uniformément applicables à l'échelle internationale qui permettraient de calculer la base taxable et donc l'impôt à répartir suivant le critère de création de valeur décrit ci-dessus.

En conclusion, quelles que soient les pistes étudiées, l'initiative des décideurs politiques ne pourra être réellement productive que si elle implique activement les acteurs du marché et les conseils qui les accompagnent au quotidien, dans un véritable exercice de co-production de la norme fiscale. Les récents travaux de l'OCDE visant à faire collaborer les administrations fiscales et les sociétés du numérique vont donc dans le bon sens.

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(*) Par Thierry Bretout, président de RBB Business Advisors, Eric Babaud, directeur associé de RBB Business Advisors, Sylvain Montoro, directeur fiscal de BlaBlaCar et Julien Lafouge, CFO de BlaBlaCar.

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