Une démocratie pour notre siècle

Affaiblissement du politique, sécession des élites, émergence d’une culture participative… Le consensus qui existait jusqu’alors autour du régime représentatif est en train de voler en éclats sous nos yeux. Une démocratie est à réinventer pour le siècle qui s’ouvre. Par Arthur de Grave, connector OuiShare Paris et rédacteur en chef du magazine OUISHARE MAG.
Satire des Mœurs Électorales par William Hogarth — Sous licence Domaine public via Wikimedia Commons.

Inutile de tourner autour du pot : notre démocratie représentative - ce système où une minorité élue gouverne - est à bout de souffle.

Dès le départ, le concept était plutôt fragile : si un Athénien du Ve siècle av. J.-C. se retrouvait à notre époque, il s'étonnerait qu'on puisse appeler notre régimedémocratie. A Athènes, le pouvoir était aux mains des citoyens eux-mêmes, qui prenaient une part active aux décisions : la démocratie est alors directe et participative.

On l'oublie souvent : l'idée même que la démocratie puisse être autre chose que participative ne s'est imposée que très récemment, vers la fin du XIXe siècle. Notre Athénien parlerait d'oligarchie élective (en grec, oligos signifie "petit nombre"). Le problème, c'est qu'au fil du temps, les tendances oligarchiques du régime représentatif se sont renforcées aux dépens de son vernis démocratique. Professionnalisation de la vie politique, reproduction des élites gouvernantes, consanguinité entre sphères politiques et économiques, corruption, creusement des inégalités... La liste est bien connue. Mais il faut plutôt y voir les symptômes que les causes du problème. Ces dernières sont à chercher ailleurs.

Au fil du temps, les tendances oligarchiques du régime représentatif se sont renforcées aux dépens de son vernis démocratique

D'un côté, les gouvernés ne font plus aucune confiance à ceux qui n'ont plus de "représentants" que le nom. De l'autre, les élites gouvernantes, s'il est vrai qu'elles se sont toujours méfiées du « flot de la démocratie »(1), ne prennent même plus la peine de s'en cacher. En guise d'illustration, les récentes déclarations de monsieur Juncker (« il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ») ou de madame Merkel, qui préfèrent opposer au nouveau gouvernement grec - démocratiquement élu - le train sans fin des réformes nécessaires.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Remontons le temps, vers la fin du siècle dernier, quand le politique a cessé d'être considéré comme l'élément central de la vie en commun.

"There is no alternative" (2)

Je suis né en 1986. J'avais trois ans quand le mur de Berlin est tombé. Deux ans plus tard, l'Union Soviétique s'effondrait, par ce qu'on a voulu nous faire voir comme une sorte de nécessité historique. C'était, paraît-il, la fin de l'Histoire, la vraie. Le triomphe de la lumière de la rationalité - économique, nécessairement économique - sur les ténèbres de l'idéologie.

J'ai grandi dans un monde où il n'y avait pas d'alternative. J'ai grandi dans un monde où la politique pouvait être remisée au placard puisque nous étions désormais placés sous le haut patronage de la Raison économique. Le pilote automatique était enclenché, nous pouvions regagner nos couchettes. Étudiant, je me désintéressais à peu près totalement de la vie politique. Comme beaucoup de gens de ma génération, je n'ai vu dans la politique qu'un enchaînement de combats un peu vains et un empilement sans fin de mesures technocratiques. Dans ce marigot qu'était devenue la vie politique, la gauche était condamnée à devenir une copie vaguement délavée de ses anciens adversaires conservateurs. Se convertir, ou mourir. C'est ce qu'on appelle, paraît-il, un aggiornamento.

La raison (du plus fort est toujours la meilleure)

There is no alternative, nous répétait sans cesse le nouveau clergé. Cette partition rend de jour en jour un son de plus en plus faux. Je suis entré dans l'âge adulte alors que l'Europe commençait à sombrer. Si la victoire de Syriza en Grèce et celle, probable, de Podemos en Espagne suscitent tant d'espérances au sein d'une jeunesse européenne qui avait fini par se résigner à un siècle de paupérisation et d'humiliation, c'est qu'elle signe le grand retour du politique. Mieux : elle révèle que le politique n'avait jamais disparu, que le pilote automatique n'était rien d'autre qu'un mensonge.

Ce qui passe depuis trente ans pour la marche naturelle des choses n'était en fait qu'un programme admirablement exécuté. Sous la rationalité autoproclamée se cachait bien une idéologie, qu'on l'appelle « économisme » ou « orthodoxie libérale ».

D'un côté, les tenants de la rationalité économique stricte, (...) de l'autre, les peuples européens qui commencent à gronder, enrageant de subir cette étrange condition d'auto-colonisés

Ce qui nous conduit aujourd'hui à l'aube d'une crise politique majeure. La crise, étymologiquement, c'est ce moment paroxystique où deux issues mutuellement exclusives se cristallisent : la vie, ou la mort. La liberté, ou la sujétion. Bref, les positions se polarisent, et le statu quo ne peut être maintenu. D'un côté, les tenants de la rationalité économique stricte qui se crispent et campent sur leurs positions; de l'autre, les peuples européens qui commencent à gronder, enrageant de subir cette étrange condition d'auto-colonisés.

L'issue de ce combat est incertaine, mais quelle qu'elle soit, pour le système représentatif, il est à peu près certain que le pronostic vital est engagé. Qu'en sortira-t-il ? Ou bien quelque chose de pire, ou bien quelque chose meilleur.

Une démocratie pour notre siècle, vite !

Le système représentatif n'a pas fondamentalement évolué depuis l'époque de la rotative et de la machine à vapeur. La dernière innovation en politique ? 1944 : le droit de vote des femmes. Notre conception du rapport entre gouvernant et citoyen - vertical, hiérarchique - n'a pas changé depuis le siècle dernier : vote tous les X ans et tais-toi le reste du temps.

Dans un monde où chacun est connecté avec tous, où les systèmes participatifs bouleversent la plupart des domaines de notre vie quotidienne, le concept même de représentation est devenu franchement poussiéreux. Quand tout - médias, éducation, finance, etc. - devient peu ou prou participatif, pourquoi le système politique devrait-il, lui, échapper à la règle ?

Une première génération d'outils collaboratifs susceptibles de permettre un début de rééquilibrage entre systèmes participatif et représentatif existe déjà : Avaaz, change.org, LiquidFeedback, Parlement & Citoyens, Democracy OS, Loomio... Il ne s'agit que de simples outils, qui ne suffiront pas seuls à raviver la flamme démocratique. Internet a prouvé par le passé qu'il pouvait être l'instrument de notre émancipation comme celui de notre soumission (voir notamment ici et ici). Nous avons probablement déjà fait quelques pas de trop dans la seconde direction.

C'est dans les marges, à la lisière du politique, qu'une nouvelle vision du monde s'élabore

Le principal obstacle à l'établissement d'une démocratie participative n'est cependant pas technique : il est culturel. Le changement ne viendra ni des formations partisanes du passé, ni des hommes et femmes politiques d'aujourd'hui. C'est dans les marges, à la lisière du politique, qu'une nouvelle vision du monde s'élabore. Faire cadeau d'outils collaboratifs à des gens qui gardent une conception césariste du pouvoir, c'est, comme disaient nos grands-mères, donner de la confiture aux cochons (3).

Le vent tourne : le parti espagnol Podemos, le premier, a su intégrer les réseaux sociaux et les modes d'organisation horizontaux pour évoluer vers une forme démocratique participative. Peut-être ne s'agit-il que de premières étincelles d'un embrasement plus vaste ? Il n'y a pas si longtemps, nous nous demandions avec David Graeber si la dette ne jouerait pas le rôle de catalyseur de la prochaine grande révolte. Ce cycle vient peut-être de commencer. Les Grecs ont secoué le joug. Nous sommes sortis de la torpeur dans laquelle les berceuses chantées par les économistes orthodoxes nous avaient plongés. Il est maintenant temps de se lever.

____

1. Emile Boutmy, fondateur de l'Ecole libre des sciences politiques,mieux connue sous le nom de Sciences Po, écrivait en 1872 :« Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu'en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l'enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s'impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie »

2. There is no alternative (TINA): la formule, attribuée à Margaret Thatcher, signifie que le capitalisme de marché est l'unique voie possible.

3. Ou, comme le dit un proverbe populaire russe similaire : « Invite un cochon à ta table, il posera les pieds dessus »

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Commentaires 15
à écrit le 26/05/2015 à 4:53
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En fait nous vivons sous une dictature technocratique. Nous sommes diriger par des fonctionnaires pour des fonctionnaires. par nature ceux ci sont des démagogues. Parce ce que dans leur vie de tout les jours il n'éprouvent aucune difficultés ils imag...

à écrit le 25/03/2015 à 2:42
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Il faut ajouter à tout ce pronostic,un autre symptôme qui ne trompe pas non plus sur la nature partiale et partielle de cette démocratie d'apparence:le verrouillage du monde de l'information par et pour le compte de propriétaires des media eux même a...

à écrit le 23/03/2015 à 10:14
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Il existe une démocratie participative au cœur de l'Europe : la Confédération helvétique, plus connue comme la Suisse. les citoyens votent fréquemment s'expriment parfois vertement et maintiennent depuis plusieurs siècle une cohésion qui n'est pas év...

à écrit le 23/03/2015 à 9:36
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le libéralisme a horreur de donner le pouvoir au peuple il est donc contre la démocratie. pour réinventer la démocratie il faut d'abord éliminer le libéralisme qui ne jure que par des organismes prétendument neutres à sa botte en dehors de tout contr...

le 26/05/2015 à 4:43
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Vous confondez libéralisme et communisme. Le libéralisme c'est donner priorité à la liberté. Sinon vous pouvez vous réjouir le libéralisme a été éradiqué depuis très longtemps en France (ou il n'a jamais été très vaillant de toute manière) et tend à...

à écrit le 23/03/2015 à 5:49
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Une démocratie décliniste ça sert à quoi ? Dans la décennie 80, la France passe du G3 au G7, de 3ème à 6ème… dans les décennies 90 et 2000, elle passe à 5ème puis 4ème. Depuis 2010… elle a retrouvé sa place de cancre des pays humanistes au radiateur ...

à écrit le 22/03/2015 à 11:33
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La dépolitisation de la jeunesse française ne date pas de la chute du mur de Berlin mais de l'après mai 68 et de la venue au pouvoir de Mitterrand. Les jeunes voulaient changer le monde, ils se sont aperçus que c'était vain et horreur en 1983 que fin...

à écrit le 22/03/2015 à 9:59
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Ecouter le peuple peut déboucher aussi sur une chienlit totale, car quels participants faudra t-il écouter ? Notre système n'est certes pas parfait, mais je ne vois pas comment on pourrait conduire une politique avec différents courants qui la trave...

à écrit le 22/03/2015 à 9:25
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L'oligarchie a une contre-partie, il convient de le rappeler: elle s'appelle " des jeux, et du pain", évidemment à la sauce contemporaine, c'est à dire redistribution et prestations sociales à gogo(s), évidemment couvertes par de la dette..seule cett...

à écrit le 22/03/2015 à 7:38
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les humains sont comme la croute terrestre: elle évolue.. bouge.. accumule des tensions.. qui explosent de temps en temps. Réguler le système humain est quasiment impossible mais il faudrait faire comme les vulcanologues: travailler dans le prévision...

à écrit le 22/03/2015 à 7:24
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Drôle de démocratie où le peuple n'a pas droit à la parole pour les grands sujets qui le concernent (immigration massive et ses conséquences par exemple) Ou référendum 2005 où l'on fait exactement le contraire de la volonté manifestée par les citoyen...

à écrit le 22/03/2015 à 4:38
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Ne pas confondre démocratie et droit de vote. Ce sont deux choses différentes. Démocratie veut dire "le pouvoir au peuple". Voter pour des gens qui n'appliquent ni ce que le peuple veut ni ce qu'ils ont promis en campagne n'est pas une démocratie. Le...

à écrit le 21/03/2015 à 19:34
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L'oligarchie aussi existait à Athènes, c d'ailleurs cela qui a conduit à sa chute. On peut donc en conclure que ce n'est pas tel système qui est en cause mais sa dégénéresence dans le temps. Il faut certainement plus de participatif, de l'horizontal...

à écrit le 21/03/2015 à 19:27
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Si en France on compte plus de 50% d’abstention de façon régulière et aux dernières législative, n’existe-t-il pas un potentiel de protestation pour des ambitieux ? A quand la suppression des prébendes du type 1 euro cotisé, 3 de pension, ou bien les...

le 23/03/2015 à 3:55
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La population de ce continent doit en effet rajeunir pour sortir d'une gérontocratie mortifère (pléonasme?), oui mais comment? Soit par la natalité, et c'est un Ponzi démographique incontrôlable, soit en vivant moins vieux, mais qui est prêt à l'acc...

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