Une réflexion économique si pauvre...

Les économistes influents sont toujours les mêmes, avec en bandoulière, leurs théories dépassées par la crise. Le marché de la réflexion économique est décidément fermé. Par Federico Fubini, chroniqueur financier
Federico Fubini, chroniqueur financier

Imaginez que vous vous soyez endormi en 2006, et que vous vous réveilliez seulement aujourd'hui. L'économie mondiale vous semblerait à peine reconnaissable. En effet, pendant que vous rêviez de fortunes immobilières, les États-Unis et l'Europe ont été frappés par la plus grave crise financière depuis 80 ans, tandis que l'économie étatiste chinoise a rapidement pris le dessus sur l'Allemagne et le Japon, jusqu'à devenir la deuxième économie mondiale (sachant par ailleurs qu'en dépit de son récent ralentissement, elle devrait bientôt surpasser l'économie américaine).

Face à des changements aussi considérables et inattendus, vous seriez sans doute encore plus surpris d'observer ce qui n'a pas évolué : la manière dont les économistes réfléchissent sur eux-mêmes et sur leur discipline.

 L'absence de renouvellement intellectuel

 Pour le constater, il suffit de se rendre sur le site web Ideas.RePEc.org. Le site RePEc (Research Papers in Economics) fournit sans doute ce qui se rapproche le plus d'une hiérarchisation crédible des économistes, un peu à la manière du classement ATP intéressant les joueurs de tennis professionnels. Totalement ouvert et entièrement gratuit (grâce à la contribution de centaines de volontaires issus de 82 pays), ce site propose en ligne une base de données décentralisée, qui rassemble près de deux millions de travaux liés à la recherche économique, tels que documents de réflexion, articles de presse, ouvrages et autres logiciels. Son indice d'influence évalue le nombre de citations faisant référence à chaque auteur, en prenant en compte l'impact et l'époque concernée (sans quoi Adam Smith et Karl Marx occuperaient encore aujourd'hui le haut du classement).

Ce classement étant mis à jour chaque mois, RePEc permet aux internautes de découvrir quels économistes sont considérés par leurs pairs comme les plus influents au cours du temps. J'ai ainsi comparé le classement de décembre 2006 avec celui de septembre 2015, afin de déterminer si l'indice RePEc avait évolué en phase avec la réalité économique.

J'ai constaté que ce n'était pas le cas. Malgré la survenance de troubles financiers et économiques profonds - très largement imprévus - au cours de la décennie, l'influence intellectuelle exercée par ceux dont les théories ont le plus clairement souffert demeure absolument intacte.

Des prévisions rationnelles? L'efficience des marchés?

Face à une succession d'éclatements de bulles de crédit représentant plusieurs milliers de milliards de dollars, que penser du point de vue de Robert Lucas selon lequel les prévisions rationnelles permettraient à des « agents », parfaitement précis dans leurs calculs, de maximiser l'utilité économique ? Que penser de l'hypothèse formulée par Eugene Fama autour de l'efficience des marchés, selon laquelle les prix des actifs financiers reflèteraient systématiquement l'ensemble des informations à disposition concernant les fondamentaux économiques ?

Nul besoin d'être économiste pour s'interroger sur ces questions. Or, Lucas et Fama ont tous deux progressé dans les classements RePEc au cours de la période que j'ai évoquée, passant respectivement de la 30e à la neuvième place, et de la 23e à la 17e. Cette persistance au plus haut du classement se révèle frappante de manière générale. Si l'on observe le top 10 des économistes de septembre 2015, six y étaient déjà présents en décembre 2006, deux autres étant passés en 11e et 13e positions.

16% de renouvellement dans le top 100

La mobilité au sein des classements RePEc demeure limitée même lorsque l'on élargit la fourchette examinée. À titre d'exemple, seuls 14 économistes présents au top 100 de 2015 ne figuraient pas au top 5 % des économistes en 2006, fourchette pourtant beaucoup plus large, tandis que seulement deux autres avaient progressé de plus de 200 places au cours de la décennie précédente. Parmi les économistes récemment classés entre les 101e et 200e positions, seuls 24 n'étaient pas présents au top 5 % de 2006, et seuls dix économistes avaient progressé de plus de 200 places. Le taux de renouvèlement parmi les 200 économistes les plus influents a atteint seulement 25 % - et tout juste 16 % dans le top 100 - lors d'une décennie au cours de laquelle la puissance explicative des théories économiques dominantes a pourtant cruellement fait défaut.

Des barrières à l'entrée insurmontables

L'aspect le plus frappant réside dans une dichotomie entre le rythme des évolutions d'une part au classement des économistes, et d'autre part dans l'économie elle-même. Les barrières à l'entrée au club des dix personnes les plus riches de la planète, ou encore des dix sociétés les plus prospères au monde, semblent moins insurmontables que les barrières à l'entrée du top dix des économistes. D'après le magazine Forbes, seules deux des dix personnes les plus riches en 2015 (Bill Gates et Warren Buffet) appartenaient déjà à ce top dix en 2006. De même, seules trois sociétés - ExxonMobil, General Electric, et Microsoft - ont occupé le top dix de la capitalisation de marché à la fois en 2006 et 2015.

Des hommes blancs, la soixantaine ou plus

Dans le classement des économistes, en revanche, les critères tels que le sexe ou l'origine géographique viennent confirmer une inertie généralisée. Seules quatre femmes figuraient au top 200 du classement RePEc en 2015, trois en décembre 2006, et seulement deux à la fois en 2006 et 2015. De même, les pays émergents - qui représentant pourtant plus de 90 % de la population de la planète, trois quarts de la croissance du PIB mondial au cours de la dernière décennie, et près de la moitié du revenu total en dollars courants - ne comptent que 11 des leurs dans le top 200 des économistes de septembre 2015, et dix en décembre 2006. Par ailleurs, dix de ces 11 économistes - à savoir trois Iraniens, quatre Indiens, deux Turcs et un Chinois - vivent et travaillent aux États-Unis ou au Royaume-Uni depuis leur vie étudiante.

Le reste des économistes du top 200 formulé par RePEc sont généralement des hommes, blancs, ayant la soixantaine ou plus - soit d'un âge supérieur d'environ trois décennies à celui auquel l'auteur économiste ou scientifique est généralement le plus innovant, d'après les recherches de l'économiste Benjamin Jones. Aucun individu noir, qu'il soit Américain ou autre, ne figure dans le top 200.

Faut-il s'étonner qu'à l'issue même d'une Grande Récession ayant soulevé de sérieux doutes concernant les théories d'un marché rationnel si dominant il y a dix ans, les plus hauts rangs de la recherche économique demeurent si largement inchangés ? Après tout, nombre de ces experts ont apporté d'immenses et durables contributions dans notre compréhension de la manière dont fonctionnent les marchés et les sociétés, sachant par ailleurs que les idées ont tendance à progresser et à disparaître lentement, tels les glaciers, et non à toute vitesse comme les armées.

Un marché fermé

Pour autant, remplacez le nom des économistes de premier plan par le nom de produits issus de n'importe quel marché - par exemple celui de l'automobile ou des semi-conducteurs - et la plupart des observateurs s'entendront pour constater que le classement RePEc s'apparente à un marché fermé, inefficace, et caractérisé par d'importantes barrières à l'entrée. Les économistes majeurs d'aujourd'hui seraient-ils si désireux de préserver leurs propres idées qu'ils en ignoreraient (voire repousseraient) l'innovation issue de nouveaux horizons ?

Pour un groupe d'acteurs si confiants dans le libre marché, et si adeptes de la « destruction créatrice », il y a là une question à traiter de toute urgence. Car la réponse revêt non seulement d'immenses implications pour la croissance purement intellectuelle, mais également pour le bien-être de l'humanité toute entière.

Traduit de l'anglais par Martin Morel

Federico Fubini est chroniqueur financier et auteur de l'ouvrage intitulé Noi siamo la rivoluzione (Nous sommes la révolution).

© Project Syndicate 1995-2016

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Commentaires 7
à écrit le 13/01/2016 à 14:28
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Oui, c'est vrai, c'est un désastre de la pensée !!! J'ai lu Picketty, dont l'analyse est fort intéressante, mais dont le contraste avec la pauvreté des solutions qu'il propose est proprement époustouflant... Pour le reste, je m'étonne de l'audience a...

à écrit le 10/01/2016 à 18:30
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Merci beaucoup pour cet article si désespérant certes mais tellement réaliste. Réalisme dont manque tellement tout ces pseudos experts dépendants de groupes financiers dont ils ne doivent jamais remettre en question l'hégémonie. La compromission,...

à écrit le 10/01/2016 à 7:33
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Les économistes ne tiennent pas compte du role de l'énergie dans le développement de l'économie. L'énergie remplace le travail en permettant d'utiliser le capital, c'est à dire l'outillage.

à écrit le 08/01/2016 à 18:40
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Les économistes ne comprennent pas que c'est l'énergie qui permet à l'homme de produire des richesses. On a le travail, le capital ET l'énergie. C'est très compliqué à comprendre!

à écrit le 08/01/2016 à 14:59
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"...réflexion économique ....fermé" Mais c'est la réflexion intellectuelle en général qui est fermée toutes disciplines confondues . Si le 18 e siècle a été celui des Lumières celui du début du XXI e est celui du néant pour ne pas dire des ténèbres...

à écrit le 08/01/2016 à 14:24
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Et si ces économistes occupant la 1ère place du classement devaient leur position non à la pertinence de leur recherche mais à l'utilité de leurs théories pour la classe dominante ???

le 10/01/2016 à 18:46
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Vu le cynisme dont font preuves nos décideurs économiques et politique je pense que vous avez entièrement raison.

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