Vuitton + Grand Palais = Picasso ?

L'exposition poétiquement intitulée « Louis Vuitton. Volez, voguez, voyagez" se veut culturelle. Elle a en fait un caractère publicitaire. Un signe de plus de la transfiguration de la valeur entre art et commerce. Par Jean-Michel Tobelem, professeur associé à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Qu'est ce que la valeur artistique à l'ère du capitalisme « esthète »?

L'exposition poétiquement intitulée « Louis Vuitton. Volez, voguez, voyagez » est actuellement proposée gratuitement au public par l'entreprise du même nom dans le quartier de Kioicho à Tokyo au Japon, du 23 avril au 19 juin. Elle avait été présentée auparavant au Grand Palais à Paris (jusqu'au 21 février 2016), avec un impressionnant déploiement de moyens scénographiques et un faste inhabituel dans cet établissement public, les hôtesses d'accueil déclarant pour leur part qu'il s'agissait d'une exposition « privée ».

Un caractère publicitaire non affiché

Bien qu'elle se prévale du commissariat du directeur du Palais Galliera (le musée de la Mode de la ville de Paris) et qu'elle soit enchâssée dans un discours culturel, cette exposition ne présente pas de caractère scientifique ; le public n'est pas informé pour autant du caractère publicitaire de cette manifestation. Le propos est mis au service d'un objectif : légitimer la marque Louis Vuitton sur le plan patrimonial et artistique, avec le renfort d'artistes contemporains (Yann Pei-Ming) et de grands maîtres de la peinture (Courbet). Au Japon, l'accent est mis sur la collaboration avec la prestigieuse entreprise française d'artistes japonais tels que Takashi Murakami ou Yayoi Kusama.

Cette action de nature promotionnelle soulève des questions déontologiques; figurent en effet dans les vitrines des produits actuellement en vente par l'entreprise et pas seulement des pièces historiques. Par ailleurs, les responsables de l'établissement public Réunion des musées nationaux-Grand Palais (RMN-GP) avaient-ils prévu que l'exposition Louis Vuitton risquait de cannibaliser l'exposition Picasso.mania, qui se déroulait au même endroit du 7 octobre 2015 au 29 février 2016 ?

Le risque de perte de crédit d'un établissement public

Il suffisait d'observer les files d'attente de l'exposition Louis Vuitton et l'accès fluide conduisant à l'exposition Picasso.mania pour se rendre compte de ce phagocytage. Mais le plus important n'est-il pas dans le risque de perte de crédit d'un établissement public, de même nature que lorsque le Palais de Tokyo présente des « expositions » livrées clés en main par des entreprises sans que le public en soit pleinement informé ?

Dans un contexte de contraction des moyens publics, le gain financier escompté par la RMN-GP - le groupe LVMH ayant probablement chèrement payé l'honneur d'être exposé dans les mêmes conditions que les grandes manifestations muséales habituelles - justifiait-il une entorse à sa réputation ? L'objectif poursuivi par le groupe LVMH a quant à lui été atteint : les affiches consacrées à Picasso et à Louis Vuitton à l'entrée du Grand Palais étaient parfaitement symétriques, laissant à penser que les productions de la marque seraient à placer au même niveau que Picasso et les artistes contemporains présentés au même moment dans l'exposition Picasso.mania.

Du reste, la visite de cette dernière était instructive au regard de la transfiguration de la valeur entre art et commerce, une œuvre de Bertrand Lavier livrant la clé du mystère : une aile d'un véhicule automobile de la marque Citroën était présentée sous cadre, avec la mise en évidence ironique de la signature de Picasso, telle qu'elle figure à présent sur plusieurs modèles de l'entreprise.

Picasso, d'abord une voiture

Le nom d'un artiste révolutionnaire universellement connu, l'auteur des Demoiselles d'Avignon et de Guernica - assimilé désormais à une marque commerciale - est ainsi devenu l'emblème d'un produit de consommation de masse cherchant à se distinguer de ses concurrents. Les héritiers de l'un des plus célèbres créateurs du XXe siècle en sont probablement conscients : désormais, pour les nouvelles générations, le nom de Picasso fera davantage penser à une voiture qu'à une œuvre d'art.

L'économie de marché aura ainsi achevé son opération de métamorphose de la valeur.

Jean-Michel Tobelem, docteur en sciences de gestion HDR, professeur associé à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est directeur de l'institut d'études et de recherche Option Culture (www.option-culture.com). Dernier ouvrage paru : « Les bulles de Bilbao. La mutation des musées depuis Frank Gehry », éditions B2.

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Commentaires 2
à écrit le 20/05/2016 à 14:10
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Pour avoir fais les deux expositions, je peux vous dire que la scénographie de LV était plus que travaillée et ce fut finalement une promenade dépaysante, en particulier avec sa reconstitution de wagon de train du siècle dernier. Enfin qu'ils aient u...

à écrit le 20/05/2016 à 8:51
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Je ne suis pas fan de Vuitton, mais une telle expo ne cache évidemment pas son but, et n'importe quelle expo d'Art contemporain fait la promotion d'un artiste dont les toiles sont à Vendre.. on pourrait même soutenir que les institutions publiques ne...

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