Dans le cerveau de la ville intelligente

La smart city ne se réduit pas à l'innovation technologique au service d'une meilleure gestion. Les maires des grandes villes prennent conscience qu'ils doivent développer des plates-formes d'hyperproximité locale et des réseaux à forte utilité sociale susceptibles de faire participer les citoyens à la mise en place de la ville intelligente.
Selon Gilles Babinet, représentant de la France auprès de la Commission européenne sur les enjeux du numérique, « la ville intelligente, c’est du long terme, mais c’est inévitable ».

« What is the city, but the people. » William Shakespeare l'a écrit dans Coriolan en 1607. Ce « qu'est-ce qu'une ville sinon ses habitants ? », tout élu l'a un jour utilisé. Gérard Collomb et Nathalie Kosciusko-Morizet en ont fait un usage fréquent et, souvent, pour rassurer des citoyens inquiets sur l'évolution de la ville. Jean-Louis Missika, responsable de la ville intelligente pour Anne Hidalgo, détourne lui aussi volontiers Shakespeare.

Pour signifier que Paris ne se laissera jamais déborder par la technologie, il dit fréquemment que « l'intelligence d'une ville, c'est celle de ses habitants ». La ville est dure, stressante ; si son évolution vers l'intelligence se résume à l'amoncellement des données numériques, à une débauche de capteurs espions et de plates-formes informatiques plus douées pour la surveillance et l'« hypervision » que pour le plaisir de vivre en toute urbanité, si tout cela prend un air de « Big Mother », la smart city sera rejetée. Et un élu, déjà confronté à la défiance généralisée, ne peut pas en prendre le risque. Ses électeurs ont tous constaté que le numérique augmente la productivité mais ne crée pas vraiment d'emplois, et l'élu a donc du mal à « vendre » la ville numérique. Comme le disait récemment un maire du Grand Paris à un chef d'entreprise : « Il est vraiment bien ton smart grid mais ça ne me fera jamais gagner une voix ! »

L'enjeu pour les élus : contenir la technologie

Noël Mamère, député-maire de Bègles, fait partie de ces méfiants. Les « technologies non contrôlées et le progrès technique qui augmente le contrôle social », il n'aime pas.

Mais il nuance : « La ville intelligente pose de bonnes questions, mais elle y répond mal. S'interroger sur la voiture, c'est bien. Y répondre en favorisant la voiture électrique plutôt que le covoiturage, c'est non. Le capitalisme est très plastique, il sait faire des profits avec n'importe quel bon sujet. Regardez l'évolution de BlaBlaCar : pour obtenir ses 100 millions de dollars, l'entreprise a oublié l'énergie positive du partage pour passer du côté mercantile de la force. »

Noël Mamère refuse Facebook ou Twitter (mais construit en revanche la Cité numérique d'Aquitaine dans sa ville !) et met le doigt sur le péché originel, de son point de vue, de la smart city : elle est née dans la tête des génies des algorithmes des grandes firmes de l'informatique et dans celle des commerciaux qui ont élaboré une promesse fantastique pour les élus, celle de l'efficacité maximale dans la gestion de la ville. Jeremy Rifkin l'a d'une certaine façon théorisé dans La Nouvelle Société du coût marginal zéro en allant jusqu'à soutenir que les forces sociales libérées par les nouvelles technologies « ne se laisseront ni freiner ni repousser ».

Il peut y voir un espoir ou il peut en frémir, mais l'élu ne se demande plus qu'une seule chose : comment va-t-il réussir à ne pas se laisser déposséder par la technique tout en favorisant une meilleure vie urbaine ?

Gilles Babinet, entrepreneur en série et penseur du numérique, représentant de la France auprès de la Commission européenne sur les enjeux du numérique, pense que la ville intelligente est pourtant inéluctable. Reste à l'encadrer :

« Les progrès sont lents, car on touche à des changements profonds, aux infrastructures mêmes de la ville. La ville intelligente, c'est du long terme, mais c'est inévitable. Or les élus ne comprennent pas forcément les enjeux de gouvernance qu'ils vont devoir affronter. Ils savent que les citoyens réagissent vite, mais que leurs institutions sont lentes et leur appareil administratif trop lourd à bouger pour répondre. Ils assument difficilement la transformation numérique de la ville, car elle suppose à la fois une déconcentration maximale et une gouvernance forte. »

Karine Dugnin-Sauze, vice-présidente du Grand Lyon chargée de l'innovation et des nouvelles technologies, va dans le même sens. Lyon a été la première métropole à se lancer, dès 2008, dans l'expérimentation et la construction d'un grand quartier intelligent, durable, celui de Confluence, sur une friche industrielle de 150 hectares.

« La ville intelligente ne se construit pas aussi facilement que certains le pensent, explique-t-elle, forte de ses sept ans de réflexion et d'innovation.

D'une part la démarche transversale est difficile à faire passer dans le public, et d'autre part les industriels s'arrêtent trop souvent à des solutions purement technologiques. Or le nouveau système de valeurs lié à la smart city ne vient pas que du numérique et de la technologie. Il y a surtout des demandes et des comportements sociaux nouveaux qui émergent. L'ouverture des données, cela n'a aucun intérêt si l'on ne sait pas ce que l'on veut en faire. La ville intelligente, c'est aussi cet apprentissage, ce changement social : les Lyonnais commencent seulement à voir les premiers bénéfices qu'ils peuvent en tirer et aujourd'hui il faut que nous les intégrions dans la démarche. La ville intelligente, franchement, du point de vue sémantique, c'est totalement incompréhensible ! Il faudrait même arrêter avec ce terme de "ville intelligente".

Nous sommes d'ailleurs en train de réfléchir à d'autres manières de parler de ce que nous faisons. Surtout que, contrairement à ce que l'on pense, il y a encore des réticents : la moitié des Lyonnais sont opposés au Wi-Fi public partout dans Lyon, nous devons forcément en tenir compte. »

La prise en compte de l'utilité sociale

Le dilemme ?

« Ne jamais refuser la technologie, accélérer même certains processus, accepter les mutations, mais comprendre le plus vite possible les conséquences de l'innovation pour savoir très précisément ce que nous devons en faire ! », affirme la vice-présidente du Grand Lyon.

Un joli challenge intellectuel ; il demande une parfaite connaissance de l'« écosystème » de sa ville, une écoute permanente des demandes citoyennes, un appétit fort pour les avancées technologiques et, cerise sur le gâteau, une colonne vertébrale idéologique solide pour ne pas se laisser déborder par l'industriel et la technique. Pas facile ! C'est d'ailleurs souvent là où le bât blesse :

« Je suis étonné par le manque d'intérêt des élus, en particuliers les élus nationaux, sur les sujets du numérique, continue Gilles Babinet. Une poignée à l'Assemblée, une poignée au Sénat. Au Parlement britannique, il existe sept commissions travaillant en permanence sur les sujets du numérique. En France, pas une seule ! Les élus restent plantés derrière leurs lignes Maginot, craignent de passer outre certaines contraintes administratives ou juridiques et appréhendent très mal les gains formidables du numérique pour la collectivité s'il est solidement régulé. »

Les élus locaux, ceux qui ont la gestion de la ville, découvrent, eux, de plus en plus la nécessité d'un immense pragmatisme en la matière car le citoyen ne sait pas forcément ce qu'il veut, et se méfie de plus en plus du progrès technique. Nils Aziosmanoff est au centre de l'évolution de la ville intelligente : à Issy-les-Moulineaux, ville leader de la smart city en Île-de-France, il dirige le Cube, le Centre national d'arts numériques, et est responsable du programme Smart City +, une plate-forme numérique de services d'hyperproximité très novatrice. Sa position lui permet de bien sentir l'évolution :

« Les élus locaux sont en première ligne, confrontés à des situations sociales de plus en plus difficiles et savent désormais que la révolution numérique de la ville doit d'abord avoir une utilité sociale. Autrement, c'est la désillusion programmée car les gens se méfient des "entourloupes" du numérique : de la productivité mais pas d'emplois ! Je suis sûr qu'il faut aller à l'encontre des plates-formes globales mondiales qui standardisent, contrôlent et féodalisent les collectivités. Il faut développer des plates-formes d'utilité sociale qui favorisent l'autonomisation, renforcent le lien social et stimulent l'économie hyperlocale, l'économie collaborative. C'est cela l'avenir de la smart city. »

La ville participative et ses réseaux d'utilité sociale, les Américains, les Britanniques et les Scandinaves la mettent déjà en place. Gérard Collomb voit par exemple beaucoup Denis Coderre : son homologue de Montréal a été élu sur un programme exclusivement smart city avec l'ouverture quasiment totale des données et l'accès universel à l'Internet sans fil. Mais tout se fait en participation : Ahuntsic-Cartierville, le plus grand quartier durable et intelligent de la ville, a ainsi été construit depuis 2008 avec la démocratie participative et sur les apports des comités de citoyens.

Gilles Babinet constate de son côté que dans les pays scandinaves, « où le citoyen a toujours été au coeur de la décision publique, cela ne pose aucun problème que ce soient les citoyens qui décident, par exemple, du pourquoi et du comment de l'implantation des crèches. La ville intelligente et l'ouverture des données sont les moyens de réconcilier les citoyens avec la vie politique. C'est très laborieux en France. Mais les politiques doivent dépasser le débat paléolithique sur l'ouverture des données ou pas et se servir de l'innovation technologique pour organiser le débat citoyen. La technologie ça sert à ça, et c'est la condition d'une vraie ville intelligente ».

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Commentaire 1
à écrit le 20/11/2014 à 3:32
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Ce débat est surréaliste tant il est étriqué. Dans un contexte de mondialisation, qu'un pays, qui se présente comme la 4ème puissance mondiale ait un regard aussi étroit sur le développement de son territoire pour réduir l'enjeu aux "smart city" est ...

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